Cher Simon Falguières,
À la fin du Banquet, Socrate discute avec Agathon et Aristophane à propos de l’essence du théâtre. Aristodème, qui rapporte le discours, s’est endormi, ivre comme les autres :
« Une fois réveillé, il vit que tout le monde dormait ou s’en était allé, et que seuls Agathon, Aristophane et Socrate continuaient à rester éveillés et à boire dans une grande coupe, qu’ils se passaient de gauche à droite. Socrate donc s’entretenait avec eux. Des propos tenus Aristodème déclarait ne pas tout se rappeler, puisqu’il ne les avait pas suivis depuis le commencement et aussi qu’il avait la tête un peu lourde. Mais pourtant l’essentiel était que Socrate les contraignait progressivement à reconnaître qu’il appartient au même homme d’être capable de composer comédie et tragédie, et que celui qui est avec art poète tragique est également poète comique. Eux, ils cédaient à cette contrainte, ne suivant pas très bien et laissant choir leur tête ! Ce fut Aristophane, disait-il, qui s’endormit le premier, puis Agathon alors qu’il faisait jour déjà. »
Épilogue pour le moins étonnant, tout à fait inattendu chez Platon : en fait, c’est comme si le disciple de Socrate avait eu une intuition qu’il est incapable de démontrer, mais qu’il ne veut pas abandonner ; aussi nous la livre-t-il sous la forme d’un épi-logue, à travers les brumes alcoolisées de l’aube. Platon, dans ce passage, joue moins au philosophe qu’au prophète.
Comme vous savez, les Grecs n’ont pas résolu l’équation : ils étaient comiques ou tragiques, jamais les deux. Et personne — personne n’a été à la hauteur d’« il appartient au même homme » —jusqu’à Shakespeare. La solution, ce n’était pas un concept, ce n’était pas des phrases : c’était quelqu’un. En fait, Platon a eu l’intuition qu’un jour, deux mille ans après lui, Shakespeare viendrait. Voilà pourquoi il ne pouvait en dire plus. Il n’y avait rien à prouver. La fin du Banquet est la prophétie annonçant la venue de Shakespeare : l’élu, celui qui refondera le théâtre, et qui par là-même donnera à la vie un contre-point, pied à pied, sans oublier une seule de ses facettes : celui qui les embrassera d’un coup, d’un geste, un grand geste d’amour, et les transcendera en les rassemblant, et les rassemblera pour les transcender.
Avoir vu un ange ne garantit pas que le vent nous en fournira une portée. La venue de Shakespeare, si elle a été décisive, n’a pas fait beaucoup d’enfants. En France, la tragédie n’a jamais pu, sinon pour de rares exceptions (Don Juan peut-être …), se mêler à la comédie. Racine écrit Bérénice ou le Chien citron, mais pas les deux ensemble. Montherlant n’était pas drôle. Rostand pas tragique. Vigny a raté son théâtre. Musset était désespéré. Hugo dans le Théâtre en liberté est drôle, mais pas tragique, quant aux brocantes mélodramatiques qu’ils voudraient tragiques elles ne sont ni drôles ni tragiques. Claudel auquel on a raison de comparer votre travail – n’était pas drôle. Il a essayé avec par exemple Le Chinois dans Le Soulier de Satin mais on le sent forcé, c’est de l’humour d’ambassade.
Tragédie en grec c’est tragos-oida : le chant du bouc émissaire… Et c’est si dur d’être drôle quand Iphigénie a sa gorge sur l’autel ! Et qu’elle chante, avec sa voix pure ! Cela paraît si impossible !
Mais vous, Simon, vous avez mêlé le hoquet à la voix pure. Vous avez réussi, vous avec eux, eux par vous, comme très peu avant vous, et aucun en France à mon avis. Vous avez réussi sans vulgarité, sans conformisme, sans vaudevillerie, sans moraline, à être drôle en donnant à entendre la voix pure d’Iphigénie… Le Nid de Cendres est tragique et comique à la fois, tout d’un monolithe, vous tenez tout ensemble. Votre pièce répond à la vie, à toute la vie, à tous ses recoins, toutes ses ombres, ses plis, ses grandes plaines, ses montagnes, ses passions, son ennui, sa politique, ses secousses hormonales. Enfin, comme toutes les grandes oeuvres, elle questionne la figure du Mal, sans jouer le jeu de la morale, et sans répondre.
Cher Simon, vous êtes sans aucun doute un de ces hommes dont Platon a supposé l’existence à la fin du Banquet, lui qui n’en avait jamais rencontré un seul. Après avoir effectué à votre bord cette traversée du 3 juin 2023, à Toulouse, je n’ai aucun doute.