(Ceci est le fragment d’un long poème écrit il y a quelques années. Depuis une dizaine de jours, sans que je sois en mesure d’expliquer pourquoi, il ne me quitte plus. Une voix qui n’est pas la mienne répète inlassablement :)

Demain j’irai près de l’entrée,
Où la brûlure saigne.

(Dans ce même poème, il y a également ce fragment auquel je pense chaque fois qu’il est question de l’Église, ou de la France :)

Certains navires sans équipage tiennent des années ; la
légende concernant leur capitaine les aura empêchés de
couler.

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Credo de l’Incroyant — Leonardo Castellani (1984)

JE CROIS au Néant tout-puissant d’où sortirent le Ciel et la Terre,
Et en l’Homo Sapiens, son fils unique, Roi et Seigneur,
Qui fut conçu par Évolution de la Guenon et du Singe.
Il naquit de la Sainte-Matière,
Lutta dans la noirceur du Moyen Âge,
Souffrit l’Inquisition et fut mis au bûcher.
Il tomba dans la Misère,
Il inventa la Science.
Il est parvenu jusqu’à l’ère de l’Intelligence et de la Démocratie,
Et le voilà sur le point de créer le Paradis sur terre.
Je crois à la Libre Pensée,
À la Civilisation de la Machine,
À la Confraternité Humaine,
À l’Inexistence du Péché,
Au Progrès Inévitable,
À l’Amélioration du Corps,
Et à la Vie Confortable.

Amen.

“Credo del Incrédulo” (extrait de ” Oh ! incrédulos, crédulos, crédulos !”, Las Ideas de mi Tío el cura, Excalibur, Buenos Aires, 1984)

Traduit par Erick Audouard, et repris dans son recueil Le Verbe dans le sang, aux éditions Perspectives libres (2023), p. 349.

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Alejo Carpentier, Le partage des eaux

J’en sors couvert de gouache fraîche, de pâte à l’eau multicolore, régénéré par des textures vivantes. J’étais à l’atelier, à l’établi, sur la pirogue avec Rosario, dans le duvet d’amour, sous l’onde chaude ; j’étais l’organe humide du poète poussé par un courant biblique à travers les rideaux successifs de la jungle tandis que des crapauds me tombaient sur la tête et que des araignées rouge escaladaient mes cuisses. Là-bas, l’Europe avec ses futs doriques s’écroulait, ployant sous le poids d’un érotisme positiviste et totalitaire plébiscité par les sociologues, entraînée vers la fin de l’Histoire par une fausse liberté technologique ennemie de toute forme d’art — une fausse liberté hitlérienne… Alejo Carpentier m’a embarqué derrière le Signe, sous les tamariniers de chair, dans les confins du langage, vers les chants, vers les dieux chanteurs, anges joueurs de maracas, gorgones incas, systèmes d’indifférenciation du feu et du sang, indifférenciation aussi de l’eau et des nerfs, poétiques sacrificielles, murmures impénétrables à la psychanalyse.

L’infini mimétisme de la nature vierge, caché sous la chair des pétroglyphes, me présentait des êtres dont la particularité fut d’être autant plantes qu’animaux : lézards-concombre, châtaignes-hérisson, larves-carotte, caïmans à écailles d’ananas, troncs couverts d’anatifes, lauriers hermaphrodites… La vie, cette vie édénique où jardiner consiste à donner aux choses des mots qui leur seront coextensifs, cette vie-là s’offrait à moi pour quelques heures de lecture bénies tandis que l’Amérique sauvage se substituait dans mon temple à la vieille Europe ; l’Amérique et ses décrochés nérudien, l’Amérique et ses trouées grammairiennes à la Octavio Paz, son jazz cortazaroïde, ses syncopes vallejiennes, ses analogies lezamalimesque, et ses verts, vert d’eau, coulures d’émeraude, vert Véronèse, vert Diadorim… Je me tenais avec les Conquérants face aux Hommes de Maïs, sur le socle sanglant des teocalli. J’écoutais leurs instruments étranges : cylindres ornementés au feu, tambours à plectre cruciforme, trompes en corne de chevreuil, buccins d’argile.

Dans ce livre j’ai vécu l’âge du Feu, avec sans cesse la sensation de progresser vers un principe maternel qui, comme l’écrit si bien Carpentier, est le “prologue secret de toute théogonie” ; et j’ai vu la musique venir au monde dans la bouche du Sorcier ; puis j’ai quitté Rosario moi aussi, je l’ai quittée pour écrire, et peut-être aussi pour planter ma pelle à grains loin des eaux mères, et le livre s’est refermé ce matin comme une jungle ; c’était le même bruit de succion.

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Où Dieu a taillé l’homme

1. [Aux hommes, à leur peau, à leur raison, au fondement irrationnel de leur raison, mais surtout à leur peau et, par-dessus, à cette ombre qui n’est pas celle de la Pitié…]

2. Le néant n’était pas obscur. Il n’était pas translucide. L’absence de Création n’était pas incréée.  Elle n’était pas l’Absence. Elle n’était ni vide ni silencieuse. Et n’était même pas ombragée.

3. Ce n’était pas une fillette aux yeux blancs, pas plus que ce n’était une perle rouge sur la lèvre de cette fillette rencontrée au Jardin des Plantes.

4.  Ce n’était pas non plus un temple brisé. Ce n’était pas l’œuf dogon. Ce n’était pas une onde. Ce n’était même pas de l’eau, en tout cas pas comme on l’entend (une eau morte). Ce n’était pas du liquide de batterie.

5. Ce n’était ni Polyphème, ni ses viscères. Ce n’était pas un plongeon. Ce n’était pas un noyau de pêche. Ce n’était pas L’Émergence. Ce n’était pas non plus L’Objet jeté : il n’y a pas eu L’Éclipse. Et ce n’était pas L’Amande.

6. Et ce n’était pas non plus une Femme-Feu ou Lesbienne-Oiseau : il n’y a pas eu parthénogenèse. Ce n’était pas La Ménagère mystérieuse.

7. C’était des écailles, des yeux, des griffes, des plaies visqueuses, des vociférations vitaminées, et bien sûr c’était des arrachements, parce que c’était les dinosaures. C’était la gueule invraisemblable des dinosaures. Leur sale tronche. Et ils volaient. C’était leur ombre à travers les nuages — leur ombre planant sur l’ombre phosphorescente des séquoias.

8. Il y avait le Temps-a-priori, mais sans synthèse, et sans hommes, il n’y avait pas l’Esprit. Mais il y avait des dinosaures. Les dinosaures étaient le Temps-a-priori. Et ils broutaient du sang.

9. C’était la Vie. C’était le Néant, mais le néant vivait, parce qu’il y avait Dieu, et déjà, au milieu des dinosaures, la Croix du Fils.

10. Et déjà Celui-ci criait : « Mon Père, Mon Père… » et les dinosaures autour de son supplice batifolaient dans le sang, la merde et l’eau salée.

11. Ce n’était pas seulement des animaux, mais pas moins des plantes et des rochers. Ils étaient le Néant. Et ils volaient. Et batifolaient. C’était Les Indifférenciés.

12. L’œil jaune, les écailles, les dents tranchantes du Néant. Et ils volaient. Et batifolaient. Et c’était cela le Néant puisque Dieu n’avait pas parlé.

13. Leurs carapaces brillaient infiniment sous les étoiles, et les étoiles aussi c’était des dinosaures : d’autres carapaces — et toujours l’œil jaune, les écailles, les dents tranchantes : animaux et pas moins plantes, rochers…

14. Et au milieu la Croix, et à Ses pied les lunettes de ma mère. Ou bien une robe, la bleue de mon mariage, enfin quelque chose, peut-être un livre… Il y avait forcément ma mère. Et Daphné. Et les dinosaures : des millions de lézards énervés !

15. C’est là-dedans que Dieu a taillé l’homme. Dans ces arbres qui étaient des dinosaures, dans ces bactéries qui volaient, dans ce sang froid, dans ces écailles, dans ces stalactites. Il a fait l’homme à Son image, c’est-à-dire qu’Il lui a interdit d’être un dinosaure.

16. Hélas l’homme, à peine créé, voulut voler. Il batifolait. Et la femme, qui l’embrassait, avait un goût de dinosaure. Ensemble, ils mirent au point la Culpabilité.

17. J’insiste : Dieu a taillé l’Homme dans les écailles des dinosaures. Il l’a taillé dans le Temps a priori. Puis Il a détaillé dans l’Homme la bouche de la Femme.

18. Et a greffé leurs cœurs à la Croix de Jésus Christ.

19. Et ma mère était là, dans sa robe bleue. Dieu a choisi pour son âme un bois capable de saigner. Et Il lui a interdit d’être un dinosaure : Il l’aimait.

20. Le Néant, depuis ce jour, n’existe plus — parce que ma mère a été nommée.   

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Que Ta Volonté soit faite

  1. [Aux instrumentistes du premier rang, ceux de Miséricorde, dont les flûtes ont été taillées dans la craie et le sang. Aux âmes déterminantes des premiers condamnés.]

2. Seigneur, mets Ton ventre dans mes mains. Déposes-y Ta chair de soleil. Je dois être à moi au point d’y renoncer : apprends-moi à obéir librement. Enchaîne mon cœur à Ta Croix. Fais de moi un paquet de poussière dans Tes bras.

3. Tout ce qui m’empêche d’être à Toi est à moi : ma gourmandise, le sirop noir de ma volonté ; mais ce qui me pousse à accepter que Tu laves mes pieds est également à moi. Décidément, le pouvoir de mortification est le plus puissant chez l’Homme : là est sa plus grande liberté… Et non dans le suicide, parangon du libre-arbitre, summum de l’individualité : Judas, à l’arbre, n’écartait pas les bras. De quoi avait-il triomphé ?

4. C’était au mois de janvier, sous la neige, au bord du Canal de Midi. Le ciel était terreux, les arbres noirs et gris. Pourtant, le soleil brillait, la mamelle de la lune appuyait sur mes paupières… Je voulais être à Toi. Je voulais être à Toi vraiment. Qu’importe ce qu’ils diront…

5. Je renonce à moi-même. Qu’ils ricanent. Qu’ils comptent. Je me désavoue. L’individualité est un mensonge. La psychanalyse voudrait aiguillonner son crime. Prenez vos médailles, gardez vos contre-dons. Reprenez vos violettes d’argent… Je ne mérite rien. Quand l’avez-vous oublié ? Il ne faut rien mériter pour tout avoir.

6. Il n’y a pas de plus grand amour que de renoncer à être extérieur à l’amour. Et s’y tenir… C’est à ce prix que l’individu se réalise pleinement : enfin je suis comme le Seigneur voudrait, un meilleur fils, meilleur père, meilleur époux, meilleur ami, maintenant que me voilà à la fois moins et davantage qu’un fils, père, époux, ami. Je suis aussi meilleur ennemi, et je suis plus glorieux quand cette gloire n’est pas la mienne.

7. Réfléchir les rayons plutôt que de les absorber : les renvoyer vers le prochain de la part de Dieu, et prendre part ainsi à Son projet. La seule satiété possible vous sera donnée par la soif : que ne l’avez-vous compris ! Avoir soif, c’est être en vie. Faites ce qu’il vous dira et vous aurez la vie. Devez votre soif. Épousez votre ennui.

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Heureux celui qui tient

  1. Heureux celui qui tient. Heureux dans sa tenue, heureux dans son chemin… Il traverse, il se concentre, il se rassemble, il se retient. Heureux le maintenu, insensible aux masses molles et aux ombres, à leurs saveurs immédiates, à leurs promesses, à leurs rires faux ;
  2. Heureux celui qui tend l’oreille à l’ordre des choses et devine sous la fleur Son cheveu de lumière, sous la pierre Son empreinte — dans chacun la présence de L’Autre ;
  3. Heureux cet arbre humain disponible et fécond, dont la racine sait trouver sous le langage le lien donnant à chaque chose son véritable prix, transformant chaque instant en un brûlant merci ;
  4. Heureux celui qui n’a pas une bulle d’air à la place du cœur et ne sculpte pas la fumée
  5. Comme ceux-là de ses frères dont la bulle avale les désirs et dont la mémoire par la fumée est corrompue ;
  6. Heureux soit-il car s’il tient il tiendra, heureux dans sa tenue, heureux et concentré, rassemblé, retenu. Heureux les maintenus !
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Sur les noces de Cana (Jn 2:1-11)

Comme on sait, c’est le premier miracle, le début de la vie publique de Jésus. C’est aussi la première intercession de Marie : “Ils n’ont pas de vin”. L’Ancien Testament était un apéritif, le vrai vin va venir. Le vrai repas. Jésus ne répond pas oui explicitement, mais Marie est trop pleine d’espoir pour croire un instant qu’il puisse en être autrement. Après L’avoir prié, elle se tourne vers nous tous : “Tout ce qu’il vous dira, faites-le”.

Alors Jésus nous dit : “Remplissez d’eau les jarres.” Et : “Maintenant, puisez.”

Ce miracle a lieu lors d’un mariage, ce qui est tout sauf anodin : c’est par l’amour des êtres entre eux que l’amour de Dieu, et l’origine divine de l’amour sur lequel la famille est fondée, nous est révélé.

L’Évangile pourrait presque s’arrêter là ! Nous devons remplir d’eau la jarre (c’est-à-dire nous remplir d’Esprit Saint grâce aux Sacrements et à la Parole, et nous devons puiser, distribuer…”

(Voir le Père Plet : Le livre des sept secrets).

Que dire dans cet évangile de l’absence de Joseph ? Pas un mot à son sujet. Mais c’est le silence ici qui nous en parle, de Joseph le silencieux. S’il n’est pas là avec Marie et Jésus dans cette célébration de l’amour c’est qu’il n’est plus sur Terre du tout. C’est ici qu’on l’apprend. Le père adoptif charpentier a rejoint le Vrai Père, qui était aussi le sien. Il est là donc : en Jésus… Il est ce Vin. Marie le sait. Elle est mère et épouse, femme et fille. Il fallait que le père adoptif soit rappelé au Vrai Père pour que l’heure du Fils vienne.

Personne n’ignore à quel point une veuve pense au mari qu’elle a aimé lorsqu’elle assiste au mariage des autres : elle n’a plus de vin… Et pourtant, avec la résurrection des morts, le vin de l’amour lui sera rendu.

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Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? (en vrac)

L’œuvre d’art ajoute quelque chose au monde de tout à fait neuf. Qu’est-ce qui est tout à fait neuf dans l’univers à part l’œuvre d’art ? L’œuvre d’art n’aurait pu être faite par personne d’autre. Qu’est-ce qui dans le monde des hommes n’aurait pu être fait par personne d’autre, sinon une oeuvre d’art ?

L’œuvre d’art ne s’approprie pas. Contrairement à un objet de décoration, ou à un divertissement, celui qui achète une œuvre d’art sent que cet objet ne lui appartient pas tout à fait, même s’il est accroché au mur de son salon, acquis, assuré… S’il le casse, il n’ose pas prévenir l’artiste. Il a honte, car cet objet en fait ne lui appartient pas.

L’œuvre d’art coûte cher à tout le monde. L’acheteur considère qu’il a trop payé, l’artiste considère qu’il a trop donné, car l’œuvre elle-même s’accapare la valeur, elle pompe des deux côtés.

Une fois que l’œuvre d’art a été accouchée, l’artiste est seul avec lui-même : il se déteste. Il se découvre tel qu’il est. Souvent, il se convertit. Ou bien il entre en dépression. Et sinon, eh bien ce n’est pas véritablement un artiste, et ce n’était pas vraiment une œuvre d’art.

L’œuvre d’art est une production humaine totalement neuve, parasitaire, inimitable et inappropriable. Si l’homme peut créer une chose totalement neuve, parasitaire, inimitable et inappropriable, alors il ressemble un peu à Dieu, et il peut créer un dieu.

L’œuvre d’art doit être une pure forme. Qu’est-ce qui parmi les productions humaines, hormis la souffrance, n’est le symbole de rien d’autre, et ne veut rien dire d’autre que soi-même ? La pratique artistique ressemble à la souffrance, c’est pourquoi bien souvent l’artiste souffre, mais l’oeuvre d’art elle-même ne ressemble pas à la souffrance, elle ne ressemble à rien, c’est une pure forme, elle capte la valeur sans la rendre, elle est neuve, inimitable, inappropriable et parasitaire. Elle est divine, mais elle n’est pas Dieu, elle ne représente pas Dieu. Elle est elle-même. Elle ne représente qu’elle-même.

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Psaume 4

1. L’ouverture du ciel ce jour-là, ah et ses veines blanches, ah sa texture d’œuf.

2. Les cheveux du ciel lorsque Gaëlle Calvignac m’embrassait. Les voussures noires du vent.

3. Le ciel, le ciel noir et blanc, le ciel épais sur la cour des cinquièmes ; le ciel noir, épais et blanc avec sa texture d’œuf, avec les voussures noires du temps sur la cour des cinquièmes.

4. Sainte-Marie brûlée d’amour, ô mon premier, mon naïf et noir amour.

5. J’aimais Gaëlle, je l’aimais par-delà les voussures noires du vent. Pardonne-moi Gaëlle si je ne savais pas aimer.

6. C’était la première fois, nous étions dans la cour des cinquièmes, dans le cirage noir et blanc du ciel de la cour des cinquièmes.

7. J’avais trouvé l’ange blond de sa langue. Un fil d’argent liait nos bouches. J’avais trouvé l’ange blond et silencieux de sa langue.

8. Seigneur c’est toi que j’embrassais. C’était sous le ciel blanc et parfait, sous les voussures noires du vent : c’était ta flamme de Pentecôte.

9. Seigneur, tu nous délivres par un baiser.

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Psaume 3

1. Dans le miroir plat (le miroir jaune et vert d’une chambre d’enfant dont l’humidité avait gonflé — gonflé jusqu’à l’extase — la voile du parquet),

2. Ce n’était ni mon reflet ni celui, idoine, d’un oncle d’Amérique, ce n’était même pas Malcolm Lowry, ni tout à fait un être humain ;

3. Pourtant celui-là nourrissait comme chacun d’entre nous — nourrissait dans le bois marmenteau de son cœur un champignon alcoolique.

4. En y regardant mieux le jour du déménagement, quand dans la chambre il n’y avait plus rien sinon ce miroir, ce miroir jaune et vert,

5. J’y ai trouvé Jésus embrassé par Judas.

6. Seigneur, seigneur, qu’y a-t-il sur Tes lèvres que les miennes ont manqué ?

7. Seigneur… qu’y a-t-il dans Ton âme que la mienne a livré ?

8. J’y a trouvé le bois d’un lit pour dormir : l’inverse de l’action, un orviétan qu’on se saupoudre sur les yeux

9. Pour mieux les fermer — et mieux, enfin, se transformer en pierre : à l’Esprit être imperméable, comme au fond d’un lac

10. Ce qui empêchera son eau de rejoindre la Mer.

François Peltier, Le baiser de Judas (2022)
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Psaume 2

1. Partout où j’ai vécu, j’ai été à l’écart des événements démocratiques.

2. Je n’ai jamais voté, et si parfois il m’est arrivé d’en nourrir quelque remords ce fut à l’idée du drapeau, devant ce blanc d’œuf enchâssé dans le bleu des rois et le sang des Communards ;

3. l’idée que ce drapeau entraînait à sa suite des jeunes filles prêtes à tout…

4. Sous mes fenêtres des allées François Verdier, les apprentis clochards, enfants de profs comme moi, jetaient des cocktails molotov sur les CRS pour venger Rémi Fraisse.

5. J’ai été plusieurs fois avec les gilets jaunes : je voulais voir derrière la fumée les yeux bleus des étudiantes en licence de psychologie.

6. J’ai cassé la gueule d’un flic sans faire exprès à Bayonne, l’avocat commis d’office s’appelait Cocoynaq : deux mois avec sursis, dispense de bulletin numéro deux, sept cent euros d’amende.

7. Je ne suis pas anarchiste, mais indifférent, et surtout égoïste, jaloux, je mens, j’ai passé six mois à Montréal à lire Jean Genet.

8. À Milan je me suis ouvert les veines sans faire exprès avec la tranche d’un livre. C’était Malaparte : La peau, édition Folio, plusieurs gouttes de sang. La lumière sur le Parco Sempione, l’onde, la migraine… Rien dans ma vie n’aura été révolutionnaire comme ce jour-là.

9. Seigneur, aurais-je dû m’en mêler ? La croix a des racines : elle est enracinée… Doit-on creuser la terre pour les découvrir, et prétendre les protéger ?

10. Qu’y a-t-il en moi d’impérieusement français ? Dieu de Jeanne d’Arc et de Charles Péguy, donne-moi comme à eux d’avoir été baptisé.

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Gracq et Gadenne

Relecture d’Un balcon en forêt. Je n’avais pas lu Gracq depuis la rue Letellier. J’ai peut-être été trop dur avec lui, quand je disais sous l’influence de Marien que c’était du papier peint. Le roman en tout cas est très au-dessus de mon souvenir, notamment par cette manière qu’a Julien Gracq de tout transformer en symbole sans laisser pour autant les métaphores advenir : les visages de la nature ne deviennent jamais des figures. Les symboles débordent en permanence les phrases de cristal où ils sont enchâssés. En fait, c’est entièrement écrit contre la métaphore, ce qui permet d’installer une ambigüité morale qui est précisément celle dont la guerre fut l’enfant terrible. Et ce n’est pas psychologisant comme du Blanchot (quelle merde quand même : Thomas l’obscur.)

Il y a quelque chose de Gadenne chez Gracq, mais le premier est bien plus artiste dès lors qu’il n’y a ni Dieu ni Diable chez Gracq, alors qu’on trouve chez Gadenne à la fois la présence du Dieu et du Diable et l’absence du Christ. Dans Siloé par exemple (la deuxième partie, celle du sanatorium) le poète tourne autour de ce qu’il manque à la métaphore pour advenir — c’est une espèce de théologie négative : le lecteur est sans cesse ramené vers l’ombre de la Croix, avec l’envie de dire : « Jésus, pourquoi m’as-tu abandonné ? » — tandis que dans Un balcon en forêt on jouit du fait que la métaphore n’advienne jamais : au lieu de provoquer chez le lecteur une angoisse, la phrase lui met une couverture de grosse laine sur les genoux. « N’aie crainte, dit-elle cette diablesse, le Diable n’existe pas. » Mais est-il seulement possible de faire de la littérature en évitant comme Gracq la question du Bien et du Mal ? Je n’en suis pas certain.

Dans Un balcon en forêt la métaphysique, comme souvent chez les athées, vient de l’impasse sexuelle : Mona, la fille fée. Dans Siloé, le sexe est une plante noire abreuvée à la source du déluge et nourrie sur les racines purulentes de la Genèse.
En fait, Gracq n’a pas compris que si l’on peut prier en faisant l’amour, on ne peut pas faire l’amour en prétendant que cela revient à prier.

Gadenne et Gracq avaient quasiment le même âge. Se sont-ils rencontrés ? Se sont-ils lus ?

(« Après avoir écrit ces lignes, j’ai fait quelques recherches rapides et suis tombé sur cet article : « Augereau, C. (2022) « De l’opportunité du balcon dans Siloé (1941) de Paul Gadenne et Un Balcon en forêt (1958) de Julien Gracq », Relief: Revue Électronique de Littérature Francaise, 16(1), p. 87–102. » L’article hélas est grotesque : « Paul Gadenne comme Julien Gracq ouvrent un champ d’investigation écopoétique par le biais d’un dispositif spatial nodal, le balcon. » Plus drôle encore, après dix-sept pages, la conclusion de l’auteur : « De l’ensemble de ces observations, il est possible de conclure qu’en dépit de son exiguïté, l’espace circonscrit du balcon ne réduit pas le champ d’investigation du romancier. »)

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Variations miraculeuses

pour Axel Arno

Jamais les dispositifs hi-fi n’ont été aussi nombreux et efficaces ; autrement dit l’on n’a jamais entendu la musique autant et aussi bien. Autour de nous elle est partout. Dans le métro elle pleut à travers une enceinte incorporée au plafond. Dans la rue elle se déploie par des embrasures plastifiées. Elle est aussi dans le bus, dans ma voiture, dans le hall de gare, dans les jardins, dans les parkings, dans les casques audio ainsi que dans ces appareils « airpod » dont la plupart de nos contemporains s’enfoncent le supplice dans les oreilles. Grâce à la technologie elle semble avoir obtenu les trois pouvoirs divins jalousés par Satan entre tous : je peux écouter les Variations Goldberg comme si j’étais moi-même à l’intérieur du piano (incarnation) pendant que Glenn Gould les joue (résurrection) et qu’il les joue tellement bien que j’ai la certitude d’être en présence du grand Jean-Sébastien Bach (transsubstantiation).

Pourtant, le compte n’y est pas. Je ne suis jamais rassasié. Ce qui a l’air d’une saillie amoureuse entre musique et technologie finit en stérilisation forcée : celle-là empêche celle-ci d’avoir lieu en prétendant la transporter partout. Très vite, je m’ennuie. D’ailleurs il est extrêmement rare que j’écoute de la musique sans faire autre chose : conduire, lire, dormir — et je m’éclate au lieu de me rassembler, je me disperse plutôt que de me concentrer, je me divertis quand je devrais me convertir ; de sorte qu’à la fin de la journée je réalise que non seulement la musique ne m’a sauvé de rien, mais qu’en plus elle m’a peut-être empêché de vivre vraiment. En fait si je n’en avais pas écouté, j’aurais sans doute été plus attentif, c’est-à-dire plus vivant.

Le jour où me viennent ces réflexions, je décide d’assister à un concert ; là-bas au moins serai-je obligé de dévisser mes oreillettes. Quand je dis « concert », je ne parle évidemment pas de guitares électrifiées, accords saturés, murs d’enceintes, computeurs et électrons en surchauffe ; mais de vrais instruments en bois, cordes et laiton. Encore mieux : un concert de piano, rien d’autre, sans microphone. Oui oui ça existe. À l’époque de Netflix et des épidémies, il y a encore des gens assez fous pour côtoyer d’autres gens dans un lieu dont ne sont jamais tout à fait absents les risques d’incendie et d’attentat.

M’y voilà. Il me semble être dans une crypte avec les premiers chrétiens. Nous résistons à la médiocrité, à la paresse, au relativisme et à la morale pharisaïque ; en tout cas j’essaye de m’en convaincre.  L’homme assis à côté de moi est seul, costume, cravate austère, sourcils frangéliciens, parfum cachou Lajaunie, mains élégantes et parcheminées. Je me demande un instant s’il ne s’agirait pas d’un de ces réactionnaires pour qui la mélancolie est une théorie politique, ou bien d’un genre de contemplatif scolastique. Quoi qu’il en soit il n’a pas l’air moderne moderne. Peut-être me suis-je gouré d’endroit ? Un concert après tout n’est-ce pas un fossile d’asservissement socioculturel : une injonction dérisoire et has-been ?

L’arrivée du pianiste me tire de mes élucubrations. Il est jeune, trente ans je dirais, d’apparence facile, il ne porte pas la cartoonesque queue-de-pie dans laquelle je m’attendais à le trouver mais une veste sobre sur chemise à fines rayures et chino bleu nuit. Je remarque également qu’il est musclé, et en particulier que ses clavicules sont tenues par des trapèzes de taurillon, alors que Glenn Gould à son âge était l’image même de la gracilité. Mais ce qui m’étonne le plus, c’est le halo de lumière floue autour de ses mains.

Je vous le donne en mille : il joue les Variations Goldberg.

Au début, je panique. La musique est loin. Quelqu’un tousse. J’y vois mal. Une dame derrière mon épaule respire comme une pompe à vélo. Un homme au fond de la salle a le rhume des foins. Je me dis que j’aurais mieux fait d’écouter un disque chez moi. Puis le pianiste insiste, il se passe un truc, il touche l’instrument comme si c’était quelqu’un, je comprends qu’un mélange est en train de se produire entre des énergies soudain fixées par un rayon cosmique. Dans ma chair (c’est-à-dire dans cet organe qui me donne accès à l’espace et au temps) des points jusque-là disséminés se rassemblent et chauffent de plus en plus. Le feu prend : il me prend. Le spectre harmonique n’est plus un vague concept superfétatoire mais, survenue devant moi, une réalité aux arêtes scintillantes ; comme si le piano avait accouché de mon ange tutélaire et que celui-ci me serrait affectueusement la main. J’ai tout à coup la certitude d’être en vie et de ne pas l’être pour rien.

Le concert se termine par les célèbres ostinati mauves et dorés de l’Aria da Capo è Fine. C’est alors que mon voisin quitte sa chrysalide de notaire luthérien, étend les stridulations de sa morale, allonge ses bras veineux, écarquille des yeux de monstre marin et hurle — hurle au-delà de toute barrière civique : « bravo ! bravo ! » J’applaudis et je ne crie pas moins. Le pianiste vient pour nous d’incarner, de ressusciter et de transsubstantier Jean-Sébastien Bach. Il l’a vraiment fait ! C’est possible, donc, cela peut arriver ; mais il faut avoir débarrassé la musique de ses oripeaux technologiques, de même qu’il faut avoir compris que si elle existe en vérité c’est précisément parce qu’elle ne peut exister qu’en vérité.

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Psaume 1

1. Heureux dans la forêt, quand sous mes pieds craquaient des chrysalides, Bon-papa passait au loin avec sa 4L, j’avais trouvé une bauge de sanglier, mes genoux saignaient, au moins j’avais de quoi pleurer;

2. Heureux quand à l’église je léchais la cire encore bouillante des bougies, et autour de moi l’encens dansait comme un ventre de femme ;

3. Heureux dans la justice calme du dimanche, la veille des examens ;

4. Heureux dans l’alcool fort, heureux dans Victor Hugo, heureux dans les lèvres coupées de la télévision ;

5. À Milan au milieu des packs de bière, près de la porte Ticinese, avec des filles, avec des cigarettes insensées ;

6. À Montréal quand on ouvrait des huitres par moins quarante et qu’on s’aspergeait de vodka, et Depardieu lisait devant la cathédrale : “L’oreille de mon cœur est devant vous, Seigneur ; ouvrez-la…”

7. À Paris près de la Seine, à travers les mensonges, à travers la sinusoïde d’un ordinateur — à la terrasse du Lucernaire où Terzieff se lavait les dents ;

8. J’étais heureux parce que je portais un chapelet à la ceinture, je m’allongeais devant l’autel de Notre Dame des Champs, je lisais Blondin, je me bagarrais avec des étudiants en école de commerce ;

9. La peau des joues agrafée à Sa Croix, défiguré par mon sourire, j’étais surtout heureux qu’Il eût donné Sa vie pour moi.

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Mandarines

Mandarines…

De la lumière qu’on mange, sous l’épluchure vermiculée ;

Petits soleils acidulés, zeste d’été sur l’arbre mort ;

Sucre d’hiver comme on dit “le sel de la terre”, molécules de Noël ;

Ombres orangées sur les joues des enfants.

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Paraboles

Ici les phrases gonflent, on les touche, voilées, et les retient en fin de compte moins qu’on ne les emporte ;
Le langage est boisson, nourriture vivante, et la phrase est contredite, les idéalismes, les monismes, tous les impératifs sont contredits.

Ici le langage est boisson…
C’est la mer allée dans son manteau d’algues et d’étoiles, l’odeur empêchante du jus de citron, la texture saline des glaciers, la dialectique insondable des lacs et de la vase quand des bulles éclatent à la surface, à cause des crabes amoureux : leurs coups de ciseaux.

Nourriture vivante…
Le pain de chaque jour n’est le symbole de rien, et n’est pas un aphorisme ou une punchline ; mais du pain, le vrai pain, celui qu’on donne aux canards du Jardin quand il est dur, la croûte, le quignon devant la tonnelle ; celui de la sauce au fond des assiettes, et des prisons.

et la phrase est contredite…
Les épis pousseront malgré le vent, à travers la meule crétoise, dans la stupeur clinique et la falsification du calcaire, où ils grelotteront comme des insectes.

Les idéalismes…
Le chien dix fois, cent fois frappé par celui qui ne veut être son maître, reviendra toujours à la caresse, y reviendra malgré les coups, les injures ; bâtard d’Un homme avait deux fils…, galeux et inconséquent, miséricordieux.

Les monismes…
Les ouvriers de la onzième heure près de ceux de la première, maigres, affamés, le dos détruit par le labeur, sur la place du village, la place proverbiale du village, tendent leurs mains à une aumône qui n’est pas celle de Minos : soixante millions de pièces d’argent.

Tous les impératifs…
Dans la main l’eau pure donneuse de vie, ses reflets satinés, son sable, son mystère désaltérant, sa caféine, son tambour, ses formes imprévisibles, sa goutte inexplicable ; il suffira de boire cette eau pure!

…sont contredits.
Absence du juge, sa chaise vide, absence du maître d’école, personne pour lire la conclusion de son livre idiot. Un rayon de soleil traverse la vitre froide et sale du labyrinthe. Une vérité impréhensible et une justice incompréhensible, tisonnées d’amour, dirigent la Vie de qui-sait-écouter vers ce point du Temps et de l’Espace que l’Éternité, par amour, a marqué d’une Croix : tout droit vers la Beauté !

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C’est la France

C’est la France. Ce sont ses collines rousses, ses clochers, ses contradictions métaphysiques, ses plages de sable gris, ses granges, ses patous des Pyrénées et les bergères qui là-bas ont ce geste inimitable, ce geste qui est la féminité même et que les bergères du monde entier leur envie, quand elles soulèvent leur robe au-dessus du genou pour traverser un ruisseau

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Les lézards

On avait mis le piano là pour cacher les lézards que j’avais dessinés au feutre rouge tandis que mes parents dormaient dans la pièce à côté. Je croyais leur faire plaisir. Quelques mois plus tard la chambre de mes parents est devenue la mienne, on a donné la mienne à ma sœur et la sienne à mon frère. Ils ont mis son piano. Do fa / do# do — Ces notes, Diane les frappait, elle les frappe peut-être encore. Les lézards si on les met dans un piano et qu’on joue assez fort — on jouerait par exemple les Variations Goldberg, en tout cas c’est ce que moi je jouerais si j’étais à sa place — les lézards lèvent leurs pattes et rampent sur le ventre. En fait, ils se souviennent. Ils miment l’Âge des Serpents.

Ont-ils eu quelque plaisir, mes lézards rougeoyants ? Qu’ont-ils dealé dans l’ombre ? Qu’ont-ils chevillé dans les méandres des doubles-croches ? Je les imaginais, virgules grotesques, dans la poix, tandis qu’elle jouait.

Do fa / do# do

Mon père ne m’a pas grondé fort. J’avais voulu inventer Lascaux : il comprenait. J’étais entré dans l’histoire. Au feutre rouge j’avais corrigé les phrases d’un roman gravé dans le plâtre.

Maintenant si on les brûlait ces lézards ? Si dans le ventre du piano on lançait un cocktail molotov ? Tu imagines les grésillements que produiraient les flammes si seulement elles étaient vivantes, musclées, venimeuses et surnuméraires ? J’y ai pensé, puis moins. J’ai appris à dessiner les oiseaux.

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Journal d’Anton B.

Lecture du Journal d’Anton Beraber sur Instagram (@arouetditv). Je ne comprends pas pourquoi les lecteurs d’aujourd’hui ne sont pas à plat ventre devant Beraber, qui est sans aucun doute le meilleur styliste de notre génération, avec Marien. Difficile d’ailleurs de pas être tenté de l’imiter. Mais si on essaye tout de suite on s’aperçoit que la « façon » n’est qu’à lui. J’aime les fusées éclairantes qu’il lance quand on ne l’attend pas vers les grandes figures mythologiques, vers la politique internationale, ou vers les clefs de voûte éthiques. Il les lance, ça éclaire, puis il détourne les yeux, il rallume la télévision, il s’en fout, il se gratte les ongles des pieds, il s’étonne. Tout l’étonne. Il se rend disponible.

Je lui laisse un message tiens : « Ah, Beraber ! On aura raison d’être sur cette saloperie d’Instagram rien que pour lire ton Journal. C’est dix mille mètres au-dessus de tout ce qui est écrit ailleurs, imprimé ou non. Y a cette manière que t’as de détourner l’objet de la sensation qui était prévue pour lui. Puis y a aussi ces fusées éclairantes que tu lances dans la phrase, quand on s’y attend le moins, derrière un bourrelet adverbial que t’as tassé à un point virgule comme de la poussière de pain — ces fusées éclairantes que tu lances vers des universaux dont les auteurs de nos jours ne se donnent plus la peine de discuter la coextensivité. Puis y a ces étonnements qui confinent parfois au romantisme, mais qui dans ta semoule réaliste donnent quelque chose de plus naïf et de plus sombre que le romantisme : un werthérisme de fin de soirée, quand la peau des filles devient comme de la mue de serpent et qu’on ne sait pas très bien si oui ou non il faudra laisser un billet sur le meuble à l’entrée. Putain, je vais même finir par aimer tes photos. »

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Le Navire de bois, Hans Henny Jahnn

Je ne connaissais pas Hans Henny Jahnn. Je vais tout lire. Dans Le Navire de bois, je trouve quelque chose qui me manquait chez Hermann Broch, et même chez Junger que j’ai tant aimé, ou chez Gunter Grass. Le symbolisme de HHJ est plus latin. Puis il y a ces phrases nominales. En revanche c’est sans Dieu. Même l’hypothèse de Dieu n’y est pas. C’est du protestantisme sans la veine palpitante de Luther, ou le lyrisme d’un Herman Melville : Achab ne sait même plus sur quoi il est censé lancer son harpon. Et il y a du Kafka, évidemment, celui du Voyage en Amérique, l’absence de l’absence de Dieu ; dès le début du roman le père prétend que le fiancé ne peut pas monter à bord du bateau parce que « ce n’est pas prévu », voilà qui est très kafkaïen, on nage dans le pétrin administratif, dans des formulaires en forme de flammes de l’enfer ! Ce qui fait le particularisme littéraire du symbolisme de HHJ (et qui le différencie de Kafka ou par exemple d’un auteur comme Raymond Roussel qui par certains aspects, celui des machines avec des recoins infinis, pourrait lui aussi être comparé à HHJ) c’est quelque chose qui échappe à la philosophie, à la phénoménologie, et même à la psychanalyse, et évidemment à toute théologie … Voyons par exemple ce verrou qui s’ouvre depuis l’extérieur. Raymond Roussel aurait adoré ce verrou, mais l’aurait rendu plus compliqué, plus alternatif. Jamais Broch ou Junger quant à eux n’auraient osé pareil écart. Kafka aurait fait l’inverse : un verrou qui se verrouille automatiquement depuis l’intérieur au lieu d’un verrou qui s’ouvre automatiquement depuis l’extérieur. HHJ garde sa distance, le verrou reste dans l’anecdote, et pourtant il nous l’insère dans la tête, on ne cesse d’y penser dans les pages suivantes. C’est ce verrou qui emporte le navire de bois, c’est lui qui justifie que Gustav reste à bord, c’est lui qui rend le subrécargue si suspect. Ce verrou c’est moi, lecteur.

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