Alejo Carpentier, Le partage des eaux

J’en sors couvert de gouache fraîche, de pâte à l’eau multicolore, régénéré par des textures vivantes. J’étais à l’atelier, à l’établi, sur la pirogue avec Rosario, dans le duvet d’amour, sous l’onde chaude ; j’étais l’organe humide du poète poussé par un courant biblique à travers les rideaux successifs de la jungle tandis que des crapauds me tombaient sur la tête et que des araignées rouge escaladaient mes cuisses. Là-bas, l’Europe avec ses futs doriques s’écroulait, ployant sous le poids d’un érotisme positiviste et totalitaire plébiscité par les sociologues, entraînée vers la fin de l’Histoire par une fausse liberté technologique ennemie de toute forme d’art — une fausse liberté hitlérienne… Alejo Carpentier m’a embarqué derrière le Signe, sous les tamariniers de chair, dans les confins du langage, vers les chants, vers les dieux chanteurs, anges joueurs de maracas, gorgones incas, systèmes d’indifférenciation du feu et du sang, indifférenciation aussi de l’eau et des nerfs, poétiques sacrificielles, murmures impénétrables à la psychanalyse.

L’infini mimétisme de la nature vierge, caché sous la chair des pétroglyphes, me présentait des êtres dont la particularité fut d’être autant plantes qu’animaux : lézards-concombre, châtaignes-hérisson, larves-carotte, caïmans à écailles d’ananas, troncs couverts d’anatifes, lauriers hermaphrodites… La vie, cette vie édénique où jardiner consiste à donner aux choses des mots qui leur seront coextensifs, cette vie-là s’offrait à moi pour quelques heures de lecture bénies tandis que l’Amérique sauvage se substituait dans mon temple à la vieille Europe ; l’Amérique et ses décrochés nérudien, l’Amérique et ses trouées grammairiennes à la Octavio Paz, son jazz cortazaroïde, ses syncopes vallejiennes, ses analogies lezamalimesque, et ses verts, vert d’eau, coulures d’émeraude, vert Véronèse, vert Diadorim… Je me tenais avec les Conquérants face aux Hommes de Maïs, sur le socle sanglant des teocalli. J’écoutais leurs instruments étranges : cylindres ornementés au feu, tambours à plectre cruciforme, trompes en corne de chevreuil, buccins d’argile.

Dans ce livre j’ai vécu l’âge du Feu, avec sans cesse la sensation de progresser vers un principe maternel qui, comme l’écrit si bien Carpentier, est le “prologue secret de toute théogonie” ; et j’ai vu la musique venir au monde dans la bouche du Sorcier ; puis j’ai quitté Rosario moi aussi, je l’ai quittée pour écrire, et peut-être aussi pour planter ma pelle à grains loin des eaux mères, et le livre s’est refermé ce matin comme une jungle ; c’était le même bruit de succion.

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