2 échanges avec Dan Burcea (Lettres capitales)

30 juin 2020 / “Les miroirs de la syntaxe

Cher Dan,

Je ne vous ai pas oublié, mais en ce moment pour tout vous dire j’ai du mal à équilibrer les phrases. Les pensées vont mais n’arrivent nulle part. Rien ne les retient en fin de course, du coup elles pédalent dans le fossé. C’est comme un puits à sec avec un seau dedans — la solitude infinie du seau : grelot de bois dans sa cloche de pierre — et puis tout le reste hein, et évidemment la vase. Plutôt qu’un texte bien campé dans ses bottes et coiffé en gentleman avec une belle mère blindée et un Havane — plutôt qu’un texte fier à bras comme je faisais adolescent, le mieux est encore de vous écrire un mail, et d’y laisser aller les mots comme si j’étais au téléphone en train de vous parler.

Mes personnages ?

Je ne les connais pas très bien. Entre nous il y a les miroirs de la syntaxe, et des questions légitimes. Je dis “légitimes” parce que notre entente sinon cordiale est contractuelle. Je les déteste parfois, mais le plus souvent ils m’indiffèrent, comme des joueurs de cartes qui se disputeraient au fond d’un bistro, et moi au comptoir en attendant ma monnaie je feuillette le journal. J’essaye de lire, ou de regarder par la fenêtre, ils me dérangent, c’est vrai, mais rien de grave, je finirai par les oublier, ils finiront par se taire. Et tout à coup une pensée me vient : la serveuse, mon amour d’autrefois, s’est peut-être barrée avec la monnaie.

Mes personnages existent-ils ?

Hum… Le goût du café existerait-il si le café n’existait pas ? Si la réponse à cette question est oui, alors mes personnages existent. Et sinon ce sont des fantômes musclés et autonomes, doués de réflexes, un peu comme la sensation de la main chez celui à qui on l’a coupée. Même dans la tombe il paraît, derrière la mort, il subira l’ongle incarné.

Le roman, lui, en tout cas, existe.

Il existe sans moi. Il a toujours existé. Il peut même exister sans les personnages, et sans les lecteurs. Pourquoi ? Parce que sans le café, et même sans le goût du café, il y aurait encore, universelle, la sensation du café. Un roman c’est moins des phrases qu’une sensation en dessous des phrases, et je crois que cette sensation existera encore sous leur peau quand l’auteur et le lecteur auront oublié l’intrigue et les personnages. Et après la fin du monde d’ailleurs, quand l’univers ne sera plus rien, il y aura encore, dans le néant, partout, des romans. Il y aura encore des sensations.

C’est pour cela je crois qu’on a inventé la littérature : pour que rien, même l’absence, ne soit jamais vide.

Votre ami,

Guillaume

21 janvier 2020 / Avant la longue flamme rouge

Avec son nouveau roman, qui vient de paraître aux Éditions Calmann-Lévy, Guillaume Sire réussit magistralement le pari de la très sensible délimitation des frontières entre la fiction et le réel, en misant sur la capacité symbolique du langage et sur le pouvoir revigorant des grands thèmes de la littérature et de la mythologie universelles. Précisons toutefois qu’Avant la longue flamme rouge n’est pas un traité savant appelé à illustrer une érudition délibérément apodictique, mais un roman qui nous embarque dans une histoire  bouleversante, celle de Saravouth, un jeune enfant de Phnom Penh, qui subit la tragédie de la guerre civile cambodgienne. Lorsque sa famille est décimée, il partira à sa recherche en refusant de croire en l’absence irréversible des siens. Comment va réagir ce frêle Ulysse et quelles seront les épreuves qu’il devra affronter durant son retour vers une Ithaque ravagée par une incessante guerre ? Les pages de cette épopée moderne sont remplies de ces tragédies et de ces joies, des ces espoirs et de ces immenses peurs voisinant souvent la folie du désespoir. Il faut trembler pour grandir, raisonnent dans sa mémoire les paroles de René Char. Et c’est ici toute la question qui se pose à Saravouth, ce héros qui porte au-dessus de l’oreille non pas la fleur de la récompense mais la cicatrice des balles qui ont failli lui ôter la vie.

D’autres questions vont surgir dans son cerveau bouillonnant. Saura-t-il y répondre ? Où vont-elles le conduire ?

Pour en savoir plus, nous donnons ici la parole à Guillaume Sire.

Comment est né votre roman, si l’on tient compte que son élément déclencheur est une invraisemblable rencontre avec celui qui deviendra votre personnage principal ?

J’ai rencontré Saravouth à Montréal en 2004. Je l’ai vu presque tous les jours pendant trois ans et ne l’ai plus recroisé depuis 2007. Il jouait de la guitare sur l’avenue Mont-Royal, près de chez moi. Il connaissait L’Iliade et L’Odyssée sur le bout des doigts. Il jouait aux échecs. Il était bon musicien. Et il avait ces cicatrices terribles : des balles, la guerre. Je lui ai promis de raconter son histoire un jour. Je l’ai fait oui et non. Disons surtout que j’ai transformé son histoire en roman. J’ai inventé, réinventé, repris. C’est désormais un vrai roman « tiré », comme on dit, d’une histoire vraie.

L’histoire de cet homme vous conduit vers une tranche de la Grande Histoire. De quoi s’agit-il en réalité ?

Il s’agit de la guerre civile cambodgienne qui a ravagé le pays pendant six ans (1969-1975) avant le règne des Khmers rouges (1975-1979). En 1969, il y a eu un coup d’État. Le prince Sihanouk a été destitué. Le général Lon Nol a pris le pouvoir et proclamé la République. Sous sa houlette, l’extermination des Vietnamiens du Cambodge a été organisée. Et le pays a été mis à feu et à sang, plongé dans une guerre civile terrible, qui a été remportée comme on le sait, en 1975, par les Khmers rouges de Pol Pot.

Quel travail de documentation a-t-il été nécessaire, combien de temps vous a-t-il demandé et vers quels lieux vous a-t-il conduit ?

Je suis allé au Cambodge. J’ai fait là-bas le tour du Tonlé Sap. J’ai travaillé avec des botanistes. Une vieille dame m’a donné un cours de cuisine à Battambang. J’ai également beaucoup lu des ouvrages d’histoire, d’anthropologie, des récits. Il a fallu digérer tout cela, car je ne voulais ni écrire un récit, ni un roman historique, mais un pur roman, narratif, descriptif, poétique, chaotique. Je voulais que ce texte vive, qu’il soit vivant. 

À quel moment avez-vous décidé de franchir le cap du réel pour rentrer dans la fiction ?

J’ai pris cette décision lorsque j’ai compris, en 2017 exactement, que je n’arriverais jamais à écrire l’histoire de Saravouth en me tenant à ce qu’il m’avait dit. Il fallait concéder à la Réalité, pour mieux faire éclore la Vérité. Je crois en effet qu’il y a une grande vérité dans cette histoire. Et je crois que la Vérité ne peut pas se donner directement. Il faut des détours, des images, le chaos poétique.

À ce sujet, je souhaiterais vous interroger sur plusieurs aspects concernant la substance narrative de votre roman. Le premier est celui de la recherche des origines. Votre héros déploie des efforts obsessionnels pour retrouver les siens. Pourquoi avez-vous choisi ce parallèle avec Ulysse et son retour à Ithaque ?

À mon avis le sujet central de toute l’œuvre d’Homère est la frontière (c’est-à-dire ce qui sépare mais qui est commun, ce qui réunit mais qui délimite) entre l’intérieur et l’extérieur, les mots et les choses, l’âme et le corps, moi et l’autre, Troie et Ithaque, Espace et Temps, Terre et Ciel, Réalité et Vérité. Or il se trouve que mon roman est lui aussi consacré à la description de cette frontière : Saravouth essaye d’entrer dans Phnom Penh assiégée pour rentrer chez lui sans que cela ne se termine comme dans L’Iliade et L’Odyssée par un carnage.

Qu’en est-il du monde intérieur de votre personnage ? Pourriez-vous nous décrire en quelques mots de quoi sont faits le Royaume Intérieur et l’Empire Extérieur de l’enfant Saravouth ?

Mon héros puise dans Peter Pan, dans le bouddhisme theravada pratiqué au Cambodge, dans la Bible et dans la mythologie grecque pour construire un monde imaginaire, le Royaume Intérieur, un monde qui est dans sa tête, tandis que l’Empire Extérieur est partout autour de lui. Des connexions ont lieu entre le Royaume et l’Empire, des échanges. Ils peuvent être en paix ou en guerre. Ils ne sont jamais confondus, mais ne peuvent pas non plus être dissociés. On ne peut pas choisir parmi les deux. On est obligé d’aller de l’un à l’autre constamment, parce que vivre c’est à la fois exister, c’est-à-dire « être en dehors », explorer l’Empire — et insister, c’est-à-dire « être en dedans », bâtir le Royaume.

Peter Pan, mais aussi René Char, peuplent le monde du jeune garçon. Curieuse association ou plutôt complexité du monde qui ne saurait résister autrement à l’assaut cruel des hommes ?

Partout dans les récits évoqués à l’instant, je suis allé trouver l’équivalent du « Eloï, Eloï, lama sabactani ? » de la Bible : « Père, père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Cette terrible question est commune à tous les récits fondateurs. Et elle est présente aussi dans Peter Pan : les enfants sont abandonnés, pourquoi ? Qu’est-ce qui peut justifier cela ? Qu’est-ce qui peut expliquer que des êtres humains abandonnent, mettent en danger ou fassent souffrir des enfants ?

Comment interpréter cette phrase qui semble conforter l’appétence de votre héros pour les mondes imaginaires : « Tant qu’on est vivant les mondes que l’on a inventés vivent […] » ? Et quel équilibre peut-il y avoir entre le Temps et l’Espace dans l’histoire du Cambodge ? Saravouth, votre héros, croit plutôt que l’Espace terrorise le Temps.

Tout à l’heure je vous disais qu’on est obligé d’aller du Royaume vers l’Empire et vice et versa. On ne peut pas choisir l’un d’eux définitivement. Même les grands mystiques doivent parfois sortir de leur transcendance le temps d’un déjeuner. En temps de paix, les allers-retours sont bénéfiques. En temps de guerre, le Royaume et l’Empire peuvent se détruire l’un l’autre. C’est ce que veut dire cette phrase (« Tant qu’on est vivant les mondes que l’on a inventés vivent […] »). Mon héros croit en effet que l’Espace terrorise le Temps. Qu’il le rançonne. Parce que le Temps est une corde qui relie les moments les uns aux autres. En suivant cette corde, on retrouve ceux qui sont morts. Alors que l’Espace est une corde qui relie les endroits les uns aux autres. En longeant cette corde, non seulement Saravouth ne retrouve pas ses parents, mais en plus il a l’impression de perdre de vue la corde du Temps. En fait, la corde de l’Espace essaye de la remplacer. Elle se noue à elle. Elle la transforme en fils barbelés.

Être insensible aux malheurs des siens semble être pour votre héros la pire des trahisons. Comment la guerre arrive-t-elle à déshumaniser à tel point les humains ?

On pourrait dire de la guerre qu’elle est le plus terrible des « divertissements », c’est-à-dire étymologiquement « ce qui nous éloigne du centre ». Elle coupe le cordon entre l’être et l’humain. L’être, sous son aiguillon, « s’éclate ». Il se « disperse ». Ulysse après le pillage de Troie est infiniment éloigné d’Ithaque.

Surprenante métaphore que celle des ficelles hameçonnées qui représenteraient les mots. À tel point qu’elles seraient capables de s’accrocher au centre de l’univers. Serait-ce donc cette définition que vous pourriez nous proposer en guise de conclusion à votre travail littéraire ?

Vous allez croire que je suis obsédé par les cordes et les ficelles, et d’une certaine façon vous aurez raison, parce qu’un roman c’est un réseau, ce sont des lignes, des nœuds coulants, et puis, peut-être, un dénouement. Saravouth se déplace dans un monde où on lui a donné des mots : papa, maman, le prénom de sa sœur. Au bout des ficelles de ces mots, sont hameçonnés son père, sa mère, sa sœur. Mais lorsque son père, sa mère et sa sœur ne lui répondent plus quand il les appelle, lorsque rien ne se passe quand il les nomme, nous retrouvons la terrible question du « Eloï, Eloï… » : est-ce que la ficelle du mot, au bout de laquelle l’être est attaché, est cassée, ou bien est-ce qu’elle est seulement devenue plus longue ?

Je voulais que Saravouth et le lecteur ait cela en commun : qu’ils essayent de raccommoder les ficelles, en retrouvant ce à quoi elles sont accrochées. Qu’ils tissent, comme Pénélope, en espérant le retour d’Ulysse.

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