Entretien avec Karine Papillaud (16 juin 2020)

Avant la longue flamme rouge raconte les années de bascule historique au Cambodge, au moment de la conquête sanglante des Khmers rouges, à travers l’itinéraire d’un petit garçon, Saravouth. Au moment où démarre le livre, quelle est la situation au Cambodge ?

Le prince Norodom Sihanouk vient d’être renversé par un coup d’état fomenté par le général Lon Nol et soutenu par les États-Unis. Nixon reprochait à Sihanouk de ne pas avoir pris parti à ses côtés lors de la guerre du Vietnam (dans laquelle les États-Unis se trouvaient engagés depuis 1955) tout en n’agissant pas pour faire respecter ses frontières au nord. Cette inaction permettait en effet aux Vietnamiens communistes, ou « Viêt-Congs », d’y installer des bases-arrière, et d’attaquer depuis ces foyers les troupes américaines et Sud-Vietnamiennes. Après avoir proclamé la République, Lon Nol entra en guerre pour chasser les Viêt-Congs du nord du Cambodge, armé par les Américains, et appuyé par leurs bombardiers qui au total larguèrent sur le pays 250 000 tonnes de bombes.

Dès 1970, des miliciens communistes khmers, que Sihanouk appelait « Khmers rouges », virent dans le coup d’état du général Lon Nol l’occasion ou jamais de prendre le pouvoir. Ils se mirent par conséquent à lutter contre les armées de la République, avec l’aide des soldats restés fidèles au prince et espérant le voir revenir à la tête du pays.

Quand le roman commence, nous en sommes là, c’est-à-dire en plein chaos, parce que dans une guerre civile de cette ampleur rien n’est compréhensible, pour personne — on se liquide entre voisins, il y a des embuscades, des pillages, des meutes de violeurs, des incendies au milieu de la nuit. Seule Phnom Penh, en 1971, était encore à peu près vivable, même s’il y avait déjà des kidnappings et des assassinats. La capitale s’apprêtait cependant à être assiégée par les Khmers rouges, et prise, comme on sait, en avril 1975, par les chauve-souris de Pol Pot assoiffées de sang, dont le règne durerait jusqu’en 1979, et coûterait la vie à un quart de la population.

– Il existe une haine très forte entre Cambodgiens et Vietnamiens. Dans quelles origines la guerre prend-elle ses racines ?

Il n’y a pas que des Khmers au Cambodge. Il y a aussi des Vietnamiens, qui parlent vietnamien, et vivent entre Vietnamiens dans des villages à part — mais ont la nationalité cambodgienne.  Lorsque les armées de Lon Nol ont déclaré la guerre aux Vietcongs, il a également été décidé de tuer ou d’expulser tous les Vietnamiens du territoire, y compris ceux qui étaient là depuis des siècles, et n’avaient pour la plupart jamais mis les pieds au Vietnam, même si leur langue et leur culture étaient vietnamiennes, annamites. J’ai dit que Phnom Penh en 1971 était plutôt préservée, mais cela n’était vrai que pour les Khmers. Les Vietnamiens du Cambodge quant à eux furent massacrés, hommes, femmes et enfants, par un gouvernement qui rappelons‑le était soutenu par Nixon, lequel, trop préoccupé par le bourbier du Vietnam et bientôt par le scandale du Watergate, avait décidé de fermer les yeux sur les dommages collatéraux.

Et puis, en 1979, il se trouve que c’est le Vietnam qui a libéré le pays des Khmers rouges. Beaucoup de Cambodgiens traumatisés par le règne de Pol Pot ont alors cherché à s’enfuir vers la Thaïlande ou ailleurs, jurant de ne plus jamais vivre dans un pays communiste, fusse-t-il vietnamien. Pour éviter l’exode massif qui s’annonçait, les Vietnamiens ont truffé la frontière thaïlandaise, à l’ouest, de millions de mines, qui encore aujourd’hui continuent de tuer les Cambodgiens. Cela a rajouté de la haine à la haine, comme vous l’imaginez.

– Comment est né votre personnage de Saravouth ?

J’ai rencontré en 2004 un homme appelé Saravouth, au Canada. Pendant la guerre civile de 1970-75, il m’expliqua qu’il avait pris quatre balles dans le corps, dont une dans la tête, et dix‑neuf éclats d’obus en descendant le Tonlé Sap sur un sampan de bois pour essayer de rejoindre Phnom Penh. Cet homme, qui est encore vivant, m’a raconté son histoire et j’en ai fait un roman. C’est-à-dire que j’ai créé un personnage à qui j’ai donné le même nom, et dont j’ai raconté l’histoire à partir de celle que le vrai Saravouth m’avait racontée, mais en réinventant, en étoffant, en densifiant, pour en faire un vrai, un pur roman plutôt qu’un simple récit.

– Dans quel milieu évolue-t-il ?

Saravouth, le Saravouth du roman, est né dans un milieu favorisé, fruit d’un exode rural réussi. Son père Vichéa a grandi à la campagne au milieu des pêcheurs d’anguilles et des paysans.  Après quoi il a trouvé un emploi de fonctionnaire à la Chambre d’Agriculture, lui permettant de vivre en ville, à Phnom Penh, tout en gardant des liens avec la campagne, puisqu’il s’occupe des dossiers d’indemnisation des riziculteurs.Saravouth parle khmer et français. Sa mère, Phusati, est une métisse, fille d’un Français qu’elle n’a jamais connu et d’une Khmère qui ne s’intéresse pas à elle, même si elle a payé pour ses études de littérature en France. Quand le roman commence elle enseigne la littérature au lycée français de Phnom Penh.

– Le père de Saravouth, Vichéa, est un Khmer converti au catholicisme. Quelle importance revêt l’appartenance religieuse dans ce pays et à ce moment ?

Les Cambodgiens sont essentiellement bouddhistes. Plus exactement, ils pratiquent le bouddhisme theravada, c’est-à-dire un bouddhisme primitif différent de celui des Chinois, qui au Cambodge, pour des raisons historiques liées notamment au règne de Jayavarman VII (XIIème siècle), a la particularité d’être mâtiné d’hindouisme. La triade hindoue (le Trimurti) est donc très présente avec Brahma (la créateur) Vishnu (le protecteur) et Shiva (le destructeur). Des brahmanes interviennent dans les histoires du bouddha. Au Cambodge on prie en faisant des offrandes, comme les hindous, alors que le bouddha normalement n’en réclame pas.

Et puis il y avait encore en 1970 nombre de mystagogues et de vieilles sorcières animistes, se livrant à un commerce de foulards magiques et d’amulettes censées vous préserver des balles, et faisant la promotion de pratiques parfois sordides, comme celle qui consiste à se mettre un collier de fœtus humains séchés autour du cou pour être protégé du mauvais sort. On raconte que le général Lon Nol consultait des oracles et croyait beaucoup aux présages, comme ceux que je mentionne au début du roman, dans le prologue : la comète, le cercle rouge autour de la lune, le crocodile blanc dans le Mékong. Je n’ai pas inventé ces signes.

Par ailleurs, la présence française dans le pays jusqu’en 1953 avait également été une présence religieuse. Les envoyés des missions étrangères de Paris avaient baptisé à tour de bras et construit des églises, des hôpitaux et des écoles. C’est raconté par le Père François Ponchaud, que j’ai eu la chance de rencontrer, lui-même missionnaire et rescapé de la guerre civile, dans un excellent livre : La Cathédrale de la Rizière.

– Raconter l’Histoire impose quel genre de contraintes ?

Il y a cinq écueils dans lesquels je ne voulais surtout pas tomber : 1/ le roman d’action débile, qui vous donnerait presque envie d’y être tellement l’héroïsme a l’air d’être une chose facile et merveilleuse ; 2/ le pathos, avec des êtres humains qui pleurent tellement qu’ils se transforment en flaques, et qui ne mangent plus, et qui ne rient jamais, sous prétexte que tout ce qu’ils vivent est affreux ; 3/ le roman historique, la somme encyclopédique, qui explique précisément quand un fusil-mitrailleur claque derrière des palmiers qu’il s’agit de tel ou tel bataillon, mené par le capitaine Machin-Truc ; 4/ le récit-témoignage plus ou moins psychologisant et journalistique, qui aurait consisté à retranscrire ce que m’avait raconté le vrai Saravouth ; 5/ le roman du jeune auteur qui ne peut pas s’empêcher de se mettre en scène et dont le compte Instagram ressemble davantage à celui d’une star de téléréalité que d’un écrivain, le genre qui a un portrait de Rimbaud sur la coque de son iPhone, et ne manque pas de vous expliquer que la littérature est vraiment un truc formidable, en décidant de vous montrer que grâce à elle on peut transformer une guerre civile en « punchlines ».

En fait, ces cinq écueils ont un point commun : ils accouchent d’un roman happé par la morale. Inévitablement en effet, on en vient à des fictions moralisantes, soit parce qu’on se dit que la guerre c’est bien (film d’action) que la guerre c’est mal (pathos) que c’est important de comprendre comment le mal est advenu car ainsi on ne fera plus les mêmes erreurs (roman historique), que la vie est triste même si c’est quand même bien d’être en vie (récit-témoignage) ou plus simplement encore que la littérature c’est bien, c’est super (instagramer). Moi je m’en fiche de ce qui est bien ou mal, et pour moi la littérature, par définition, est moralement ambiguë. Je n’ai pas envie de faire des leçons de politique, ou de bons, ou de mauvais sentiments. Je n’ai pas envie non plus de faire des punchlines. Je veux construire une cathédrale de peau et de brouillard, qui ressemble à la vie, avec des bruits étranges à l’intérieur, comme des suçons dans les ténèbres. 

Comment vous êtes-vous immergé dans ce sujet ?

Je suis parti avec un ami d’enfance au Cambodge sur les traces de Saravouth. J’ai été aidé là‑bas par le Père Pochaud et par des botanistes des laboratoires Pierre Fabre et de la Faculté de Pharmacie de Phnom Penh. Le vocabulaire des botanistes est une mine d’or pour un romancier, parce que leurs mots ont tout de suite une couleur, une texture, un goût, un parfum. Grâce à eux, je pouvais ancrer mon récit, lui donner une colonne vertébrale, et des racines, un « hile ». Leur aide fut d’autant plus précieuse que les Vietnamiens après 1979 ont transformé le Cambodge en grenier à grains en le couvrant de rizières et de palmiers à sucre.

A cause de cela, partout où l’action de mon roman était censée se dérouler, je n’ai trouvé en y allant que des rizières. Du coup les botanistes m’ont emmené sur les flancs des Cardamomes, où la végétation était plus préservée et semblable, donc, à celle que je cherchais.

– Quelle part prend le réel habituellement dans votre travail romanesque ?

Le rapport au réel est le fil conducteur de mon œuvre, depuis mon premier roman en 2007. Mes romans ont l’air très différents, l’un dans un cirque itinérant, l’autre dans la Silicon Valley, l’autre dans une banlieue pavillonnaire et une émission de téléréalité, et celui-là en pleine guerre civile cambodgienne, mais ils sont tous habités par la même question : qu’est-ce qui est réel ? Une question que dans mon cas on pourrait également formuler ainsi : est-il possible que le réalisme ne soit ni naturaliste ni magique, et si oui, à quelle condition ?

J’ai une réponse à cette question, une réponse secrète, que je préfère mettre en scène roman après roman plutôt que d’essayer de l’expliciter, parce que cette réponse, en vrai, ne se « comprend » pas, elle ne se « transmet » pas, elle se « prend », elle se « traverse ».

– L’un de vos personnages, la chirurgienne Sophie Boetto dit, évoquant l’érotisme de la ville pendant le siège (p. 205) : « Marx aurait dû lire Sade plutôt que Hegel. La lutte des classes n’est pas une guerre, c’est une partouze ». On aurait besoin du regard de l’auteur sur cette assertion…

Vous faites bien de souligner que c’est un de mes personnages qui dit cette phrase, et pas le narrateur. Ce n’est donc pas une « punchline » à proprement parler, comme celles que je critiquais tout à l’heure, alors que ça pourrait en avoir l’air. Cette phrase en substance reprend une idée qui n’a plus rien d’original, notamment depuis l’Extension du domaine de la lutte, selon laquelle la lutte des classes est aussi une lutte pour le plaisir sexuel. On veut s’élever dans l’échelle sociale non pas seulement pour avoir une grande maison et une grosse bagnole, mais aussi pour prendre un sacré pied.

La dialectique hégélienne devrait donc déboucher sur une partouze générale. On ne comprend pas les Lumières, si on se contente de Rousseau, Kant et Hegel. Il faut Sade aussi, et il faut les sorcières de Goya, bref, la chair, la chair malade, maladive, ensanglantée, lumineuse.

– Qu’est-ce que vient faire dans votre roman la nymphomanie de cette chirurgienne ?

Certains lecteurs m’ont critiqué sur les réseaux sociaux en disant que j’avais créé ce personnage uniquement pour titiller le bas-ventre de je-ne-sais-qui. En fait il se trouve qu’en lisant le cambodgien Soth Polin (L’anarchiste et Génial et génital) et en relisant Malraux (La voie royale), je me suis rendu compte que je ne pouvais faire l’économie de ce point en particulier : il existe au Cambodge une connexion intime du plaisir charnel et de la mort.

Cette connexion convertit les colons qui l’expérimentent à un nihilisme étrange. Dans mon roman, je voulais une femme sans enfant au milieu de la guerre, qui sauve des enfants en réparant leur chair tout en éprouvant d’une part, dans sa chair à elle, la connexion qu’il y a dans ce pays entre jouissance et souffrance, et, d’autre part, dans son âme, la présence de ces « conduits qui font communiquer le plaisir et la mort » comme l’écrit si justement le plus grand poète vivant selon moi : Antonio Gamoneda.

D’ailleurs L’Odyssée, qui comme vous le savez a une grande importance dans le roman, est plein de ces personnages féminins oscillant entre plaisir, douleur et mort (les sirènes, Circé…). Et dans L’Iliade, Troie attend de se faire prendre, Hélène (qui elle non plus n’a pas d’enfant, comme ma chirurgienne dans Phnom Penh assiégée) craint de se faire re-prendre, et Cassandre et toutes les vierges d’Ilion ont peur d’être prises, tandis que les Achéens pressent les portes de la cité. Et il ne faut pas oublier pourquoi Achille est en colère… On pourrait presque dire qu’il y a quelque chose de sadique chez Homère.

– « Il faut trembler pour grandir » : cette phrase de René Char revient comme un mantra pendant les cinq années d’errance de Saravouth.  Quel sens lui donnez-vous ?

Qu’est-ce qui fait trembler ? L’inquiétude, c’est-à-dire la proximité de quelque chose qu’on ne connaît pas (un mystère), et le froid, c’est-dire l’absence de contact avec ce qu’on connaît (une absence). Pour grandir, c’est-à-dire pour évoluer verticalement, transcendentalement, il faut accepter de vivre à la fois et tout autant avec un mystère et une absence, dans un couple à trois, sans chercher à percer le premier ou à combler la deuxième. C’est comme cela que j’interprète la phrase de René Char.

– Il y a l’Empire extérieur, et le Royaume intérieur dans votre livre. Quel sens prennent ces deux mondes l’un par rapport à l’autre ?

Saravouth est catholique. Son père est converti. C’est une donnée capitale du roman. Le Royaume, dans la Bible (Matthieu 13 : 31-35), est une promesse de salut que Jésus compare tantôt à une graine de moutarde tantôt à du levain. La réalisation de cette promesse est un phénomène physique et spirituel, à la fois très concret et très vague. Et le Royaume n’est pas à côté du monde, au-delà ou au-dessus, mais dans le monde physique, à l’intérieur, immanent, cousu à lui en « point de Croix ». C’est à cela plutôt qu’il s’agissait de faire référence.

Une fois encore c’est le mystère de l’esprit et du corps. Saravouth a une vie intérieure très riche, qu’il appelle Royaume intérieur, et qu’il aurait tout aussi bien pu appeler « Château intérieur » s’il avait lu Thérèse d’Avila. Mais cette vie ne suffit pas, il ne peut pas s’y réfugier pour y vivre. Il n’y aura pas la paix dans l’esprit, s’il n’y a pas aussi la paix dans le corps, ce corps menacé par la guerre qui ravage ce que Saravouth appelle « l’Empire extérieur ». Le Royaume n’est pas un substitut à l’Empire, c’est l’envers du décor. Si je brûle au chalumeau la face d’une médaille, l’autre face aussi sera brûlante, de sorte que je ne pourrai plus tenir la médaille ni d’un côté ni de l’autre.

On pourrait aussi évoquer le Royaume où Ulysse descend pour trouver le devin Tirésias de Thèbes. Aller dans ce royaume spirituel est une expérience très physique, Ulysse creuse un carré de terre et y verse une triple libation (lait miellé, vin doux, eau) puis ajoute de la farine et finalement égorge un bélier. De même, les esprits pour communiquer avec l’esprit d’Ulysse doivent en passer par une expérience physique, en buvant le sang du bélier. Vous voyez ?

Impossible d’être dans le Royaume sans être aussi dans l’Empire, de même qu’il est impossible d’être dans l’Empire si l’on a renoncé à vivre aussi dans le Royaume.

– L’univers intérieur de Saravouth est composé de contes occidentaux, d’histoires comme Peter Pan, l’Iliade et l’Odyssée : quelle part prennent les contes cambodgiens dans cet univers ?

En plus d’évoquer la triade hindoue, j’ai convoqué la légende de l’avant dernière incarnation du Bouddha Gotama, issue du bouddhisme théravada. Dans cette histoire, qu’on trouve représentée sur les plafonds inouïs d’Angkor Vat, le prince Vessantara, qui en réalité est une incarnation du Bouddha, a juré d’être parfaitement généreux. Du coup, lorsque le méchant brahmane Jujaka lui demande de lui donner ses deux enfants pour en faire des esclaves, il les lui donne. Les deux enfants (un frère et une sœur) se cachent sous les lotus, terrorisés.

J’ai ainsi eu recours à un élément qu’on retrouve dans de nombreux textes fondamentaux : les enfants sont abandonnés par leurs parents pour des motifs qui, certes, leur sont exposés, mais qu’ils ne comprennent pas, parce qu’un enfant ne peut pas comprendre pourquoi ses parents peuvent l’abandonner. Rien, absolument rien, ne peut justifier à ses yeux un tel acte. Pensez à Télémaque sur les rives d’Ithaque, à Astyanax sur les remparts de Troie, aux enfants perdus de Peter Pan, à Isaac sous le couteau d’Abraham, et finalement à Jésus Christ hurlant sur la Croix : « Père, père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Saravouth, comme tous ceux-là, se sent abandonné…

Pour survivre, Saravouth plonge dans le déni, refusant d’envisager la mort des siens. Est-ce une façon de dire que la fiction, qu’on lit ou qu’on se raconte, peut sauver psychiquement les êtres ?

Cette question rejoint celle que vous m’avez posée sur le Royaume intérieur et l’Empire extérieur. En fait, je ne crois pas au salut psychique. Le salut est total, ou bien il n’est pas. Soit le corps est sauvé soit il n’y a pas de salut. J’aimerais donc retourner votre question en disant que ce que vous appelez le déni, que j’appellerais, moi, l’espérance (c’est-à-dire une forme surnaturelle d’espoir), est une façon de croire que la psyché, en s’incarnant dans le langage, dans la voix humaine donc, dans les sons,  dans les vibrations du corps, peut sauver physiquement les êtres.

Ça a sans doute l’air bizarre dit comme ça, mais je ne sais pas le dire autrement. Les mots existent dans la voix humaine. Ils ne sont pas spirituels, en tout cas pas en premier lieu, mais physiques, d’abord physiques.

Un mot, quand on y pense bien, sert à indiquer comment l’air doit vibrer. Il renvoie à l’oralité, au chant. Lorsque j’écris « amour » je ne sais pas si cela signifie la même chose pour moi que pour vous, mais je sais que nous sommes d’accord vous et moi sur la manière dont il faut prononcer ce mot, parce que ce qui est écrit là, ce sont des sons. Les lettres de notre alphabet sont des phonogrammes, c’est-à-dire qu’elles décrivent une manière de placer la gorge, la langue et les lèvres puis de propulser l’air pour émettre des sons. Lorsque nous écrivons, autrement dit, nous travaillons une matière physique. Nous écrivons de la musique. Un roman, c’est une partition.

Une partie du roman est nourrie par l’ambiguïté du rapport qu’entretiennent les mots et les choses (qui dans le roman est représenté par les « hameçons ») : Est-ce que Saravouth, en appelant son père dans la forêt, peut le faire apparaître ? Et si après quelques essais, le père n’apparaît pas, est-ce que cela signifie qu’il est mort et n’apparaîtra jamais, ou bien que Saravouth ne l’a pas assez, ou pas convenablement, appelé ?

N’oublions pas qu’Orphée doit chanter pour ouvrir la porte des Enfers. La porte s’ouvre, il descend, et il est sur le point de ramener Eurydice quand finalement il se retourne, et échoue, non pas parce que son chant n’a pas fonctionné, mais parce qu’il n’a pas cru qu’il pouvait fonctionner… Est-ce que Saravouth a perdu son père parce qu’il n’a pas assez cru qu’il pouvait le retrouver ? Cette question peut paraître idiote, mais dans la tête d’un enfant qui cherche son père dans la forêt en pleine guerre civile, et se demande s’il doit ou non renoncer, je vous assure qu’elle ne l’est pas.

– Ce texte ne répond pas chez vous à un besoin d’enracinement dans une histoire d’exil, par exemple. Quelle part de vous-même avez-vous convoquée pour écrire sur ce sujet qui semble pourtant si loin de votre vie personnelle ?

Quelle part de moi-même ? Toutes les parts, esprit et corps. Mais je n’ai pas l’impression pour autant d’avoir expérimenté la guerre civile ou l’exil. Finalement écrire un roman à propos de quelqu’un d’autre, c’est un peu comme prier pour lui. On n’endosse pas sa souffrance, pas plus qu’on ne peut prétendre l’en guérir, mais on s’ouvre à elle, de part en part.

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