Nietzsche — John Cowper Powys (Fata morgana, 2019)

Ce n’est pas l’heure de parler abondamment de Nietzsche. Les voix du dissentiment se sont tues. La foule a cessé de hurler. Mais une chose bien pire lui arrive, la chose qu’entre toutes il redoutait le plus : on se met à l'”accepter” — les prédicateurs le citent et les théologiens l’expliquent.

De nos jours, ce qu’il implorerait, ce sont des Ennemis — des Ennemis acharnés, implacables —, mais notre époque ne peut en produire de semblables. Elle ne peut produire que la raillerie ricanante, ou bien l’approbation conventionnelle et apeurée.

Ce qu’on aimerait dire, dans les circonstances particulières où nous sommes, c’est que ici, ou , de nouveau, ce mortel adversaire de Dieu a raté son but. Mais qui peut dire cela ? Il visait avec trop de sûreté. Non, il n’a pas raté son but. Il a frappé ce qu’il s’était mis en devoir de frapper. Et cependant, il y a une chose qu’il ne put frapper ; qu’il ne put ni frapper, ni démasquer, ni “transvaluer”. Je veux parler de la Terre elle-même — la grande, la sévère, la sage, notre Mère à tous et qui supporte tout —, elle qui sait tant de choses et qui garde un tel silence!

Et parfois, quand on marche sur une route de campagne avec, dans les narines, l’odeur des mottes retournées et de l’humus pesant, on sent que même Lucifer en personne n’est pas aussi profond, ni fort, ni sage, que ne l’est la terre patiente et labourée et ses enfants brouillons. Une brusque poussée de sève, un refrain rabelaisien, une plaisanterie grasse, un gloussement de bon humour satirique, et la monstrueuse “épaisseur” de la Vie, son aplomb amical et sa nonchalance, son irrévérence grotesque, son âpre et ombrageux bon sens, ses fibres tenaces et sa formidable indifférence à la “distinction”, nous culbutent dans la fange — pour toute notre “distance” — et nous beuglent dessus comme un jeune taureau qui s’ébat.

L’antidote à Nietzsche, il ne fait pas le rechercher dans la compagnie des saints. Lui-même tenait bien trop du saint pour cela. Il faut le chercher dans la compagnie des rustres de Shakespeare, des buveurs de Rabelais et des souillons de Cervantès. En fait, tout comme les antidotes à d’autres excès nobles, il faut le chercher en plongeant son visage dans la terre humide et brute; en fouissant sous les hêtres à la découverte des faines. Une journée dans les bois, en été, avec Jeanneton, remettra la “Fatalité” à sa place et ramènera “l’Éternel Retour” à un fort modeste circuit. Et il ne s’agit pas là du renoncement au secret de la vie. Il ne s’agit pas de l’abandon de la quête suprême. C’est l’ouverture d’une autre porte; l’entrée dans un air différent; le retour à un niveau plus primitif du mystère.

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