André Suarès, s’il avait rencontré Simone Weil…

[Article paru dans Les Cahiers de la Marge “Sur André Suarès”, Paris, Nouvelle Marge, février 2025]

Dans un texte intitulé « Notre Pascal »[1], André Suarès a imaginé une rencontre entre Spinoza et Pascal. Les dates concordent. Suarès pensait que Spinoza aurait réussi à convaincre Pascal que la Bible n’était qu’un livre parmi d’autres. Devant la sagacité du « Prince des Philosophes », notre parieur préféré aurait retiré ses jetons. Je vous propose de renverser l’expérience en prétendant que si André Suarès avait rencontré Simone Weil (les dates concordent), il aurait abandonné son âme à Dieu. En quelques phrases prononcées à la fin des années 1930, la Vierge Rouge aurait réussi à agenouiller le Condottière.

Tout de suite, Suarès aurait été accroché par cette fille frêle et sèche comme une branche qui, malgré ses quarante ans de moins, lui ressemblait. Il aurait trouvé sa propre image dans ses yeux mauves et cerclés d’ombre. Lui si sensible aux êtres aurait reconnu chez elle la colère intelligente, coordonnée à l’instinct, de même qu’il aurait deviné, à fleur de peau, l’âme, tout entière ajustée au corps, et, dans les mains, un esprit consubstantiel à l’action. Il aurait pu la décrire avec les mots déjà convoqués dans son portrait de Sainte Catherine :

« Contre le nez fin, droit, mutin, les deux yeux à fleur de tête sont de grands yeux ronds d’épervier, ardents, fixes, oiseaux de proie. Avec ces yeux-là, dardés sur l’ouaille, elle perçait les cœurs ; elle jetait l’hameçon au fond de l’âme ; elle tirait à elle toutes ces faibles vies, la femme sans joie, le jeune homme dans l’angoisse, le moine tiède, le pécheur qui s’ennuie ou se dégoûte de soi. Mais sa petite bouche a toutes les moues, flèches inflexibles de la passion : bouche de petite fille, qui se met à parler au nom de Dieu ; bouche d’enfant qui prophétise, qui bénit et qui menace »[2].

Simone Weil l’éweilleuse perçait le mystère des êtres, et, comme André Suarès, dénonçait la fausse route du positivisme, abhorrait la puissance menteuse des chiffres et détestait ce qui, dans ce bas monde, n’est pas nécessaire à l’essentiel. Troublé par une âme aussi droite que dense, à l’approche de cette branche d’apparence sèche mais en réalité bourrée de sève palpitante, André Suarès se serait ouvert comme un fruit.

Simone Weil était juive, elle aussi. Elle portait, comme lui, la marque invisible du tétragramme. Sur ses épaules pesait le mystère du pardon tandis que sous ses pas brûlait celui du Paraclet. Ils n’appartenaient à ce monde ni l’un ni l’autre, à jamais exilés comme le sont tous les Juifs. Ce n’est pas pour rien que ces deux anomalies normaliennes ont vu, avant les autres, le danger métaphysique introduit en Europe par Adolphe Hitler. Ils avaient tous les deux senti dans leur chair ce que seraient l’utilité et l’hygiène transformées en valeurs, et pourquoi un tel nihilisme avait fait du peuple juif son ennemi mortel. Mais tandis que Suarès lisait Spinoza et écoutait Wagner, Simone Weil lisait Platon et écoutait le chant grégorien des offices liturgiques du Triduum — et tandis que le premier opposait à l’hitlérisme son lyrisme et son amour de l’art, la seconde lui opposait son humilité et son intelligence.

J’imagine une rencontre à une terrasse de café, quelque part dans ce siècle de feu noir, entre du fer et du béton, au bord des autoroutes pointilleuses de la haine. Une terrasse de café près de laquelle de grands camions chargés de missiles et de jouets en plastique circulent à fond. Les voilà face à face. Le vieillard et la jeune fille. Celui-là commande un thé afghan, il a de longs doigts ; elle éternue. Pressée, elle se contentera d’un verre d’eau du robinet. En le buvant, elle aura honte. « Il paraît que les Afghans n’ont rien d’autre, et qu’ils n’en ont presque plus. »

C’est Suarès qui commence, évidemment ; il est plus grand, plus vieux, c’est un homme — en arrivant, il portait un chapeau.
— Je ne tiens de vrai que l’Art, ô harmonie bénie, ô portes ouvertes de l’infini !
Elle boit son eau d’un trait.
— Vous ne répondez pas ?
— Je n’ai rien à dire, dit-elle.
— L’Art, qu’en pensez-vous ?
Elle réfléchit.
— Quand vous dites « les portes ouvertes de l’infini », moi je dirais « la vanité ».
— La vanité ! Vous n’y êtes pas… Les portes ouvertes de l’infini, c’est par là qu’on accède à la substance de la réalité. En fait, je ne crois pas à d’autre réalité qu’à celle de l’Art. L’Art, la passion exclusive du beau sous quelque forme que ce soit — une femme, une œuvre, une idée — toujours l’Art me tient, je ne respire bien que dans cette atmosphère, je ne suis heureux que dans cette action.
— Il ne faudrait pas dire « heureux », me semble-t-il, mais « satisfait ». Parce que vous confondez l’artiste et Dieu, vous croyez que l’artiste est capable de vous donner une grâce qui ne peut venir que de Dieu, et vous croyez être heureux quand vous êtes satisfait. C’est ce que j’appelle la vanité.
— L’artiste n’est pas loin de mériter ce nom de Dieu. Regardez Wagner : ne désigne-t-il pas en somme l’absolu, l’infini du beau et du vrai ?
— Je préfère le chant grégorien.
— Soit, mais n’êtes-vous pas d’accord qu’il y a du divin dans l’art ?
— Lorsque l’art est si beau qu’il efface ma volonté pour faire place à celle de Dieu, alors oui, il y a comme une espèce d’incarnation de Dieu dans le monde, dont la beauté est la marque. Le beau est la preuve expérimentale que l’incarnation est possible.
— L’art est divin ! s’écrie Suarès. Nous sommes d’accord !
— L’art est religieux, nuance. Une mélodie grégorienne témoigne autant que la mort d’un martyr, certes, mais l’on peut être religieux sans être divin.
— Les artistes sont des anges.
— Seuls les anges sont des anges, et parfois les artistes parviennent à les faire entendre.
— Giotto n’était-il pas un ange ? Et Michel-ange ?
— Ce qu’il y a d’anonyme dans leurs œuvres (cela, autrement dit, qui n’est pas de Giotto dans Giotto) ressemble à ce qui est divin. Une œuvre d’art a un auteur, et pourtant, quand elle est parfaite, elle a quelque chose d’essentiellement anonyme. Elle imite l’anonymat de l’art divin. Ainsi la beauté du monde prouve qu’il existe un Dieu à la fois personnel et impersonnel, et ni l’un ni l’autre.
— Comme la religion, l’Art vise la plénitude et embrasse profondément la douleur et la mort. Le divin sentiment de plénitude ! Le feu avec la lumière ! C’est la victoire sur la mort. Là, seulement, on se sent éternel.
— Le triomphe de l’art, comme celui de la religion chrétienne, est de conduire à autre chose qu’à soi-même. Ce n’est pas la plénitude qu’il faut viser, mais la décréation. Elle est l’unique voie du salut. Si l’art ne nous aide pas à nous effacer devant Dieu, pour lui appartenir, alors il est mauvais, parce que Dieu a consenti par amour à ne plus être tout pour que nous fussions quelque chose, et parce qu’il faut que nous consentions par amour (et grâce à l’art, pourquoi pas…) à n’être plus rien afin que Dieu redevienne tout. Tout ce qui ne va pas dans le sens de cette décréation est mauvais par essence.
— Vous avez dit que certains artistes arrivaient à produire un art religieux. Il existe donc un art qui est essentiellement bon, vous le reconnaissez.
— Bien sûr !
— Et cet art, selon vous, va dans le sens de la décréation ?
— Oui.
— Pourquoi dans ce cas tant d’artistes admirables, sinon tous, sont-ils malheureux ? 
— Parce que le malheur contraint à reconnaître comme réel ce qu’on ne croit pas possible. Pour un artiste, c’est rude…
— Ne devraient-ils pas être joyeux ces artistes dont l’art est essentiellement bon ?
— Ils sont joyeux.
— Ils sont joyeux, mais ils souffrent ? Comment est-ce possible ?
— La joie et la douleur ne s’opposent pas. Il y a une joie et une douleur infernales, une joie et une douleur guérisseuses, une joie et une douleur célestes. En outre, la souffrance dans le malheur et la compassion pour autrui sont d’autant plus pures et plus intenses qu’on conçoit mieux la plénitude de la joie. De quoi est-ce que la souffrance prive celui qui est sans joie ? Et si on conçoit la plénitude de la joie, la souffrance est encore à la joie comme la faim à la nourriture. Il faut avoir eu par la joie (une joie que les artistes ont pour seule mission de connaître et de nous faire connaître, nommée jubilation) la révélation de la réalité pour trouver la réalité dans la souffrance ; autrement la vie n’est qu’un rêve plus ou moins mauvais. Aucun artiste digne de ce nom n’est un rêveur.

Simone regarde sa montre, elle est pressée, sans doute parce qu’elle embauche à l’usine. Elle n’a pas mangé depuis trois jours. Ce matin, elle donnait des cours de grec à une voisine femme de ménage. Le vieil André Suarès repart seul à travers la ville, vers son appartement garni de livres anciens, de partitions et de gravures. Il se sent un peu bête. Pourtant il est l’un des plus grands poètes de ce siècle, il n’en doute pas, mais quelque chose en lui vient d’être touché par cette jeune fille sèche et droite. Quelque chose que Claudel, malgré de copieux efforts, n’a jamais réussi à entrevoir. La phrase résonne : « Aucun artiste digne de ce nom n’est un rêveur ». Une fois chez lui, le vieil André pose sur sa table de travail L’Éthique et Les Pensées. Finalement, il n’ouvrira ni l’un ni l’autre. Il ne les regarde même pas, car à ses yeux tout cela, désormais, ne vaut pas une heure de peine. « Pater noster qui es in cælis : sanctificétur Nomen Tuum… » Demain, André sera mort. Il n’aura pas seulement rêvé.


[1] André Suarès, dans Valeurs et autres écrits historiques, politiques et critiques, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2002, p. 25-32

[2] André Suarès, Le Voyage du Condottière, Livre de Poche, 1984, p. 476.

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