Cathédrale Saint-Étienne de Toulouse : Sainte dissymétrie

[Article paru dans Le Point Hors-Série : Le pouvoir des cathédrales, novembre 2024]

Qu’y a-t-il sur Terre de plus parfaitement symétrique que la croix des chrétiens ? Verticale et horizontale, elle élève le monde en l’embrassant. C’est pour donner à ce double mouvement sa pleine ampleur théologique et politique que nous avons construit les cathédrales. La croix leur a servi à la fois de plan, de boussole et de paratonnerre. Dieu, pourtant, n’a rien créé de symétrique. Le ciel, les forêts, les montagnes, les plaines, les désert et l’océan sont d’autant plus parfaits qu’ils sont parfaitement dissymétriques. Pourquoi, dans ce cas, célébrer Dieu symétriquement ? 

Peut-être avons-nous oublié que la croix était un crucifix. Un homme y fut cloué dont la tête penchait du côté de son flanc transfixé, et dont le cœur battait du côté opposé. Ce qui est symétrique sur la croix vient des seuls hommes l’ayant conçue, quand la dissymétrie était d’un dieu supplicié.

Je ne connais pas de cathédrale aussi dissymétrique que Saint-Étienne à Toulouse. Elle est toute de fractures imprévues, d’arcs-boutants repris, d’alvéoles, de lignes, de déhanchements rouges. On dirait l’œuvre de Numérobis, l’architecte d’Astérix et Cléopâtre incapable de tirer un trait égal à l’autre. D’un Numérobis génial. La porte est désaxée par rapport à la rosace cistercienne. La nef dite « raimondine », de style gothique méridional, n’est pas dans l’axe du chœur, de style gothique rayonnant. Un colossal pilier claudélien, à la texture de vertèbre, appelé « pilier d’Orléans », fait la jointure de cet étrange squelette. L’orgue de tribune est en nid d’hirondelle, suspendu quelque part entre Ciel et Terre. L’œil se perd parmi les arcatures gothiques, les armoires du menuisier Vernot, les crochets feuillus, les boules, les godrons les fougères, les rinceaux, les fondations du IIIème siècle, l’emprise à oculus du XIème, les ossatures romanes du XIIème, les rénovations du XIIIème, les ligatures flamboyantes du XIVème, les stigmates de 1609, les pertes et fracas du 1er brumaire an XIV et les cicatrices de juillet 1913. Les époques se mélangent comme les repousses d’un banian millénaire. D’ici tout a été repris, défait, contrefait, étayé. C’est léger, imprévisible et harmonieux, comme tout ce qui dans ce monde n’a pas seulement été à l’Homme.

Nombreux sont les évêques et les princes ayant cherché à rendre à l’édifice une symétrie qu’à leur avis il méritait. Mais Saint-Etienne a regimbé, et pour des raisons diverses les projets de symétrisation ont échoué, comme si l’église voulait incarner ce saint patron sur la face duquel les pierres assassines n’ont probablement pas provoqué des blessures égales et propres.

La porte de la cathédrale jouxte celle de l’ancien palais archiépiscopal devenu préfecture de Haute-Garonne, dont l’architecture, elle, est symétrique. Ce fut le palais de l’évêque puis du préfet, dans les deux cas celui du pouvoir politique. Tandis que la porte de Saint-Etienne invite les passants à pénétrer dans l’édifice pour s’approcher de l’amour de Dieu, celle de la préfecture est fermée au public et garante de la justice des hommes. La proximité est saisissante. Si proches et pourtant si lointains, la cathédrale et le palais placent un Christ nu et crucifié, pendu au bois, face aux ors de l’archevêché devenus ceux de la République, scintillants au soleil. Deux pouvoirs : l’éternel et le temporel. Le dissymétrique et le symétrique.

En s’approchant, le touriste découvrira qu’une ruelle discrète et charmante sépare la porte de la cathédrale de celle la préfecture. Évidemment : une impasse.

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