Conférence donnée le 4 juin 2025 au Centre National de Recherches Météorologiques
Tout d’abord merci pour votre invitation, qui m’honore. J’ai rencontré plusieurs doctorants du Centre National de Recherches Météorologiques ces dernières années dans une maison dite « de la recherche et de la valorisation » à l’occasion de formations communes à des disciplines qui, lesdites formations mises à part, n’ont rien en commun. Je suis heureux de les retrouver aujourd’hui pour parler de ma chimère préférée, Astérion, plus connu sous ce nom que les Crétois lui donnaient afin de se moquer de leur roi : « le taureau de Minos, minotaure ».
Avant de vous parler du mythe, je voudrais détailler les quatre raisons pour lesquelles j’ai accepté votre invitation, et pour lesquelles j’ai choisi un sujet qui détonne sans doute avec ce que vous avez l’habitude d’entendre entre ces murs.
Pourquoi cette conférence ?
La première raison qui me conduit devant vous aujourd’hui tient au souhait de rendre visible et claire une approche du monde social dite « technocritique », dont certains des principaux contributeurs (Bernanos, Weil, Ellul, Illitch, Junger, Anders) ont joué dans ma vie intellectuelle un rôle fondamental.
Qu’est-ce au juste que l’approche technocritique ? Il ne s’agit pas, comme certains le disent trop vite, de vouloir abroger la technique — nous laisserons cela aux ludistes, briseurs de machines — ni de revenir en arrière, idée réservée au Marty Macfly de Retour vers le Futur. Lorsque nous avons renoncé aux vols commerciaux supersoniques, nous ne sommes pas revenus en arrière, pas plus que nous n’avons abrogé quoi que ce soit. Nous avons décidé, fort de notre expérience — décidé à l’avenir — de nous passer techniquement — et j’insiste sur cet adverbe : on peut se passer techniquement de quelque choser — de nous passer techniquement de ce genre d’avion.
L’approche technocritique repose sur un triple axiome :
1/ il n’y a pas de différence entre culture et technique. Plus exactement : la technique c’est de la culture mise en forme. Elle est concrétion — elle est concrétisation — des valeurs, des intérêts, des luttes symboliques et matérielles, de ceux qui la produisent.
2/ La technique est un discours. Avant d’être de la matière, ce sont des phrases, des plans, des projections. On entend cela dans le terme techno-logique, le langage de la technique : il s’agit de parler de quelque chose et de faire advenir et intervenir ce dont on parle. La technique est un discours à visée performative. Dès lors qu’il parle, et qu’il me parle, l’ingénieur peut aussi me répondre, c’est-à-dire littéralement être responsable, et je peux quant à moi ne pas être d’accord avec ce qu’il m’a dit ou bien avec ce qu’il m’a répondu. D’où l’idée d’une « techno-critique », c’est-à-dire d’un étonnement face au phénomène technique.
3/ Enfin, la technique est le lieu d’une rencontre. Elle est inter-actionnelle : par la médiation de l’objet (lequel peut aussi bien être simple comme un marteau que complexe comme le plus complexe des logiciels) le concepteur (qui conçoit, au sens de « penser » et conçoit au sens de « fabriquer ») et l’utilisateur (qui use autant qu’il utilise et qui subjective) se rencontrent, inter-agissent, un lien se crée entre eux, un être-ensemble, une tentative d’être ensemble, ou tout du moins la possibilité d’une tentative d’être ensemble.
L’approche technocritique repose également sur une triple mise en garde, qui découle des trois axiomes cités à l’instant :
1/ Attention au technodéterminisme : puisque la technique n’est pas extérieure à la société, au psychologique, à l’économique, elle ne détermine pas l’homme ou la société depuis un point qui leur serait étranger ou sous-jacent[1].
2/ Attention à la téléologie : la technique n’a pas de destin. L’histoire de l’innovation n’est pas écrite ou préécrite quelque part dans un système céleste hégélien dont l’ici-bas serait l’ébauche.
3/ Attention à la morale : la technique fait l’objet d’innovations — on produit du neuf — et de reconfigurations — on recycle l’ancien — dont on ne peut dire qu’elles sont des progrès que « du point de vue de l’individu X » et pourtant il n’y a pas de progrès technique en soi, pas plus qu’il n’y a de décadence en soi. Le feu volé par Prométhée peut aussi bien servir à chauffer la salle commune pendant l’hiver qu’à l’incendier.
La deuxième raison pour laquelle je vais parler aujourd’hui du minotaure, dans un lieu où il n’a peut-être jamais été évoqué, c’est parce que je souhaite vous montrer que l’approche technocritique du monde social n’est pas chose nouvelle. On en trouve la trace dans le fond des âges, dès les premières cosmogonies. Adam et Eve mordent dans le fruit de l’arbre de la connaissance, c’est pour cela qu’ils n’ont plus accès à l’arbre de vie. (À ce sujet, lire l’œuvre du trop peu connu Léon Chestov). On peut également citer le mythe de Prométhée, qui vole le feu à Zeus — le feu, c’est-à-dire, selon les Grecs, la technique — et le donne aux hommes en espérant combler leurs lacunes (de mauvais yeux, une ouïe déplorable, un odorat défaillant, l’absence de pelage). Zeus, en colère, donnera vie à Pandore pour se venger. Celle-ci épousera le frère de Prométhée, Epiméthée (dont le prénom signifie littéralement « celui qui réfléchit après coup » tandis que Prométhée signifie « celui qui prévoit »), et ouvrira la fameuse boîte dans laquelle ont été enfermés les maux de l’Humanité et dans laquelle il ne restera bientôt plus que l’espérance. Nous pouvons parler aussi du mythe de Theut, le dieu ibis des Egyptiens, ou encore du mythe tamoul de « Sembian » et du mythe sanskrit de « Sibi » qui nous livreraient des récits sinon similaires en tout cas comparables à ceux d’Adam et de Prométhée, et nous exhorteraient à réfléchir à ce que la technique fait de nous.
La troisième raison pour laquelle je vais vous parler aujourd’hui du minotaure, c’est parce qu’en ce moment nous sommes les proies potentielles de fantasmes issus pour la plupart de la science-fiction, et de discours de plus en plus béats, pour ne pas dire idiots, dont vous aurez un exemple parfait en écoutant les idioties débitées au kilomètre par celui qui signe ses livres « docteur Laurent Alexandre ». Ces fantasmes et leurs anges produisent dans l’oreille le même son que les ânes de Nietzche quand ils braient : I-A / I-A / I-A. En faisant croire que ce qui est automatique est autonome et que ce qui sait répondre est intelligent (alors que l’intelligence n’est pas la capacité de répondre mais bien celle de questionner) les ingénieurs cherchent à se déresponsabiliser, c’est-à-dire à ne pas répondre de leurs actes, et à cacher le fait que leurs intérêts sont servis par la machine. Derrière toute machine, pourtant, il y a des machinistes et, donc, des machinations. J’invite ceux qui voudraient aller plus loin sur ces questions à lire au moins trois textes : le Code is Law de Laurence Lessig[2], qui a plus de vingt ans mais qui est toujours d’une actualité brûlante, l’Humiliation prométhéenne de Jean-Jacques Delfour[3], et L’Heure des prédateurs publié en avril dernier par Giuliano da Empoli.
La quatrième et dernière raison pour laquelle je m’apprête à vous parler du minotaure, c’est parce que les doctorants du Centre National de Recherches Météorologiques sont à la fois des usagers et des producteurs de techniques dont les enjeux physiques et métaphysiques, économiques et politiques, sont tels que vous ne pouvez pas faire l’économie, je crois, du point de vue technocritique.
Le mythe d’Astérion
Les premières traces que nous ayons du minotaure sont des représentations sur des amphores des cyclades. Par écrit, la plus ancienne est probablement la pièce d’Euripide Les Crétois ( Ve siècle av. J.-C). Puis le « Pseudo-Apollodore » au IIème siècle av. J.-C. Puis les sources romaines dont les principales sont L’Éneide, en 19 av. J.-C., Les métamorphoses, par Ovide en 8 ap. J.-C. et Les Vies parallèles de Plutarque (IIe siècle).
Tout commence lorsque Minos, roi de Crète, reçoit de Poséidon un taureau blanc qu’il devra, en retour, lui sacrifier. Le taureau est si beau que Minos refuse de le tuer et que son épouse, la reine Pasiphaé, en tombe amoureuse. Elle demande au savant Dédale de trouver une solution pour satisfaire son désir. Celui-ci construit une vache en bois montée sur des roulettes, dans laquelle Pasiphaé prend position afin que l’accouplement soit possible[4]. De cette union naîtra un fils prénommé Astérion, mi-taureau mi-homme, que les Crétois surnommeront « minotaure » : « le taureau de Minos ».
Tandis qu’Astérion grandit, on constate qu’il est cannibale, colérique, invivable. Pasiphaé et Minos demandent à Dédale de trouver une solution. Le savant crée alors le Labyrinthe : un palais truffé de couloirs sans fenêtre sur l’extérieur, dont la porte unique restera fermée à clef.
L’un des fils de Minos et de Pasiphaé, le prince Androgée, est un athlète doué au point de remporter tous les prix des Panathénées. Le roi d’Athènes, Égée, à cause de cela, le fait assassiner. Pour se venger, Minos part en guerre contre les Grecs et exige, une fois la victoire obtenue, qu’Égée lui livre tous les neuf ans sept filles et sept garçons qui seront donnés en pâture au minotaure.
Bien des années plus tard, Thésée, le fils d’Égée, après s’être fait connaître de son père (qui ne l’avait encore jamais vu), décide de lui prouver sa valeur en délivrant les Grecs de la sanction imposée par les Crétois. Ariane, fille de Minos, sœur d’Androgée et d’Astérion, tombe amoureuse de Thésée aussitôt qu’elle le voie. Elle consulte Dédale qui lui révèle que la seule façon de sortir du Labyrinthe est d’y dérouler un fil grâce auquel il sera possible de revenir sur ses pas sans se perdre. Ariane fournira au prince étranger un glaive volé à Minos et une pelote de laine, afin qu’il tue son demi-frère et sorte du piège sain et sauf.
Après avoir liquidé Astérion, Thésée emporte Ariane loin de Crète mais il l’abandonne finalement en chemin, sur l’île de Naxos. Puis, à l’approche d’Athènes, il oublie le serment fait à son père de hisser une voile blanche en cas de victoire. Fou de chagrin, Égée se jette dans la mer avant que le navire accoste, et quelques jours plus tard Thésée sera couronné à sa place.
De son côté, furieux qu’il ait révélé à Ariane comment aider Thésée, Minos enferme Dédale avec son fils Icare dans le Labyrinthe. Pour s’échapper, le savant construit des ailes de bois et de cire. Hélas, son fils Icare s’approchera trop près du soleil et mourra en tombant dans la mer (lui aussi).
À quoi sert ce mythe ?
Les mythes ne sont pas de simples histoires. Leur vocation est d’encapsuler une vérité qui sans cela serait simplifiée ou faussée, mais qui grâce au mythe, grâce à ses « paramètres », pourra être maintenue y compris dans ses dimensions paradoxales. Par analogie, on pourrait dire que « Racine de Deux » est un mythe, dans la mesure où il s’agit d’un signe linguistique inventé par l’homme pour encapsuler une vérité bien réelle mais dont la mesure exacte est irrationnelle, inaccessible à la raison humaine, et qui grâce à la Racine carrée, qui est, j’insiste, une pure invention de l’homme, un pur signe, est encapsulée sans être simplifiée ou falsifiée. Cette « encapsulation » est la première fonction des mythes. Leur deuxième fonction est contingente, liée à l’actualité : il s’agit de légitimer certaines pratiques ou certains états de fait dont le bienfondé privé de mythe risquerait d’être remis en cause. Le mythe n’est pas seulement une capsule, c’est aussi une coquille.
Commençons par cette deuxième fonction — la coquille protectrice — pour expliciter le mythe du minotaure. Du point de vue de ce qu’on appellerait aujourd’hui « la gestion du changement », ce récit a un double objectif assez évident : asseoir la domination de la Grèce sur la Crète, qui à la fin de l’histoire n’a plus d’héritier (ni Androgée, ni Astérion), et, d’autre part, la légitimité de Thésée, qui devient roi. Au début, en effet, Thésée pas légitime, car il n’est pas le fils de Médée, épouse d’Égée, mais d’une certaine Éthra, fille du roi Pitthée, amour de jeunesse d’Egée. En allant tuer Astérion, Thésée cherche à être reconnu prince, et à laver l’affront des Panathénées. Le meurtre du minotaure lui permet de libérer la Grèce de la punition imposée par les Crétois. Il deviendra le roi le plus célèbre de Grèce, l’exemple même du réformateur. (Or, pour réformer, on le voit aujourd’hui, on a besoin de légitimité… n’est-ce pas ?)
Le mythe a cependant une autre fonction, moins immédiate que la fonction politique, dont nous allons discuter à présent en détail. Le mythe du minotaure, qui essaye de légitimer un état de fait en le protégeant, essaye aussi de nous transmettre une vérité, en l’encapsulant. Pour y accéder, il faut considérer que le « monstre » (i. e. « ce qui est montré du doigt ») n’est pas forcément ce qu’on voit d’abord, et que la dé-monstration (la défaite du monstre) ne se jouera pas forcément où l’on pense.
La vache en bois
Pasiphaé est la reine. Elle est riche et puissante. Elle fait ce qu’elle veut quand elle veut. Elle a tout ce qu’elle veut. Quand Pasiphaé a un désir que la nature ne permet pas d’assouvir, elle exige du savant Dédale qu’il trouve une solution. Si l’ingénieur y parvient, elle le paiera, sinon elle le punira. « Mes désirs sont des ordres », dit la reine dont les désirs font pourtant désordre. Il s’agit de « violer » la nature en contrevenant à son ordre, que les Grecs nommaient « cosmos ». Le taureau est abusé sexuellement, soumis par celui que Descartes exhortera deux mille ans plus tard, au seuil de ce que nous appelons « la modernité », à devenir maître et possesseur de la nature.
L’enfant issu de cette union n’a pas demandé à naître. Virgile dans le chant 6 de L’Énéide écrit qu’il n’est rien d’autre que « le monument souvenir d’une abominable passion amoureuse ». Comme n’importe quel autre nouveau-né, Astérion est innocent. Hélas, il n’est pas comme les autres : agité, cornu, et, surtout, anthropophage, c’est-à-dire habité lui aussi par des désirs contre-nature. Le minotaure est ce que Réné Girard dans La violence et le sacré appelle « Un autre manifestement autre ». La reine pourrait décider d’assumer sa responsabilité de mère, et s’en occuper malgré ses différences, mais cela signifierait renoncer à satisfaire de prochains désirs ; aussi retourne-t-elle voir le savant… pour qu’il lui trouve une « solution ».
Le labyrinthe
Que fait-on avec un enfant gênant ? On lui met un écran devant les yeux, ou bien on le bourre d’anxiolytiques ; dans les deux cas, on le livre à la technique. Désormais il sera là sans être là, il se tait, il ne gêne plus, et peu importe le mal qu’on lui a fait dès lors qu’on peut jouir à nouveau. Dédale ne construit pas le Labyrinthe sur un rivage désert ou une île lointaine, mais à Cnossos, au milieu de la cité. Le labyrinthe est un avoir-lieu sans être-là. Grâce à lui, personne ne pourra reprocher à la reine d’avoir abandonné son fils.
Le labyrinthe c’est l’espace et le temps pliés par l’homme, par la technique de l’homme, c’est-à-dire par son savoir mis au service de son pouvoir. Le labyrinthe, du point de vue technocritique — pensez à tablette ou aux anxiolytiques que nous donnons aux enfants turbulents — représente une voie sans issue, une caverne platonicienne produite par l’homme pour enfermer les semblables-dissemblables, ceux qui le gênent, « un dispositif » dirait Michel Foucault, une multiplication de de simulacres dont l’avoir-lieu empêche d’être là : « The Matrix has you »… Les pliures du temps et de l’espace n’ont pas été faites par Dédale pour ouvrir et rassembler les êtres, mais pour les enfermer et les séparer. En enfermant son fils Astérion dans le labyrinthe, Pasiphaé — appelée par d’autres désirs qu’elle préfère à ses responsabilité — l’a empêché d’exister (« être en dehors »).
Regardez autour de nous : un certain nombre de nos techniques ont plié, complexifié, trigonométrisé l’espace et le temps… Nous pourrions prendre comme exemple l’invention des heures, des minutes et des secondes, dont certains d’entre vous m’ont déjà entendu parler. Est-ce que ces pliures du temps et de l’espace nous ouvrent et nous rassemblent ou bien nous enferment et nous séparent ? A quoi, à qui, la technique a-t-elle servi ? Ceux-là sont-ils prêts à prendre leur responsabilité ? Voilà les questions que soulèvent l’approche technocritique.
Voyons maintenant la suite de l’histoire : Ariane arme Thésée avec un glaive, et lui fournit une pelote qui lui permettra de sortir du Labyrinthe. Dédale, une fois encore, a joué un rôle décisif en révélant à la princesse qui lui en donnait l’ordre comment sortir du Labyrinthe. La vraie révélation de Dédale est moins dans l’anecdote du fil que dans la sentence suivante : on ne sort du Labyrinthe que par là où on est entré. Autrement dit : on ne quitte la technique, quand c’est une technique de séparation, qu’en l’abandonnant, pas en la perfectionnant.
Le technicien Dédale a mis sa raison au service des passions du pouvoir politicien d’Ariane après l’avoir mise au service du pouvoir politicien de Pasiphaé. C’est à cause de cela qu’un autre politicien, plus puissant que les deux premiers, animé lui aussi par ses passions, enfermera le savant dans le Labyrinthe. Cette fois-ci, Dédale travaillera pour lui-même, et construira des ailes qui satisferont son désir de liberté tout en entraînant la mort de son fils, grisé par son nouveau pouvoir.
La trahison
L’homme est un animal désirant, sinon il n’inventerait rien. J’insiste ici : si on ne désirait pas, on n’inventerait rien. C’est parce qu’on veut quelque chose qu’on n’a pas qu’on imagine, pour l’obtenir, quelque chose qui n’existe pas. Or le désir peut être de deux ordres : certains de mes désirs me mènent vers les autres, et ne seront satisfaits qu’à condition d’être satisfaits avec eux, par eux, tandis que d’autres m’en éloignent, attendu que leur satisfaction ne peut avoir lieu qu’aux dépens des autres, contre eux, malgré eux. La question est de savoir si la technique sera mise au service de désirs dont la satisfaction nous rassemble (l’amour) ou des désirs dont la satisfaction nous divise (l’envie).
Le mythe d’Astérion commence par un adultère, c’est-à-dire la trahison de l’amour qu’une femme et un homme se sont promis l’un à l’autre. Puis c’est au tour de l’amour maternel d’être trahi, quand cette même femme fait enfermer son fils dans le Labyrinthe. Puis c’est à celui de l’amour fraternel, lorsque Ariane trahit son demi-frère pour aider Thésée à le tuer. Puis au tour de l’amour charnel, lorsque Thésée abandonne Ariane. Puis au tour de l’amour filial, lorsque Ariane vole le glaive de son père (un glaive offert par Héphaïstos pour son mariage avec Pasiphaé, symbole de ce premier amour trahi) et lorsque Thésée oublie de lever la voile de la bonne couleur et provoque la mort de son père. Enfin, une nouvelle trahison de l’amour fraternel aura lieu lorsque Phèdre, fille de Minos et Pasiphaé, sœur d’Ariane, d’Astérion et d’Androgée, épousera celui qui a abandonné Ariane à Naxos.
L’amour c’est à-dire pour les Grecs le désir d’être ensemble sans se détruire, dans cette histoire — l’amour sous toutes ses formes : agapé, philiae, eros — est sans cesse trahi par des êtres qui obéissent à leurs pulsions envieuses, dont la satisfaction les divise et les enferme.
À bien y regarder, la technique est le vecteur de chacune de ces trahisons. Dans le mythe, elle est mise au service de désirs qui ne se satisfont qu’aux dépens des autres. Est-ce à dire qu’elle est mauvaise ? Bien entendu, non. Pardon pour ma trivialité, mais on aurait pu imaginer que Dédale donne à Pasiphaé non pas une vache mais un taureau en bois. De même, il aurait pu créer non pas le labyrinthe mais un dentier et des cornes en mousse qui auraient permis au jeune Astérion d’apprendre à vivre en société sans mordre ou encorner son prochain.
Le problème de la responsabilité
L’approche technocritique pose le problème de la responsabilité. Tous les mythes fondateurs la posent. Si on reprend Prométhée, rappelez-vous qu’il sera puni, l’aigle lui dévore le foie, il est une image éternellement vivante de la culpabilité du technicien, mais Hercule, qui représente l’homme fort — l’homme élevé au rang de dieu par sa force — va le délivrer, c’est-à-dire l’absoudre de sa responsabilité. Quant à Adam qui a mordu le fruit de l’arbre de la connaissance, lorsque Dieu l’interroge, tout de suite il rejette la faute sur Eve, qui la rejette à son tour sur le serpent : ils n’assument ni l’un ni l’autre.
Dans le mythe du minotaure, Pasiphaé n’assume pas son rôle de mère, Ariane s’enfuit avec Thésée plutôt que de faire face à ses parents, Thésée l’abandonne, puis il oublie de fixer la voile blanche. Le mythe nous montre des êtres qui ne répondent pas de leurs actes. Les seuls qui payent pour les actes des autres, ce sont les innocents grecs et Astérion qui sont tués dans le Labyrinthe, et Egée et Icare qui tombent tous les deux dans la mer.
À l’ère de l’IA, cette question de la responsabilité soulevée par le mythe du minotaure est passionnante.
- Exemple Google et des résultats dits « organiques ».
- Exemple des voitures autonomes.
Il est urgent de réguler l’activité de ces logiciels d’IA, et pour cela de déployer une approche technocritique qui permettra de créer une régulation réaliste et une chaîne de responsabilité claire en cas de manquement à cette régulation.
Victime ou bourreaux
Le mythe du minotaure nous révèle enfin que la technique mise au service des plaisirs de quelques uns, en plus de nous séparer, et de nous fermer les uns aux autres, finit par nous transformer soit en victime soit en bourreau.
Rappelons-le : on ne peut sortir du Labyrinthe que par la porte d’entrée. Astérion est dans un cul de sac, et c’est dans cette même voie sans issue que sont envoyés les jeunes Grecs. Dès lors, ces derniers n’auront pas d’autre choix que de se battre contre Astérion. Le Labyrinthe a beau être immense et compliqué, ils le rencontreront inévitablement. Que se passera-t-il ? Soit un Grec tuera Astérion, soit Astérion tuera les Grecs. Dans les deux cas, un innocent mourra parce qu’un innocent l’aura assassiné, et celui qui réussira à sortir du Labyrinthe, quand il repassera la porte d’entrée — quand il quittera le phénomène technique auquel il a pris part — ne sera plus innocent.
Alors que la technique aurait pu être mise au service de l’innocence, c’est-à-dire des plus faibles, de l’enfant innocent Astérion par exemple, elle est mise au service des forts, et les innocents deviennent victimes ou bourreaux. Dans le temps et l’espace pliés, non seulement les êtres humains ne sont plus libres, mais, en plus, ils ne sont plus innocents. C’est ce que Freiderich Junger (le frère de Ernst) nommait la « déprédation de la technique » qui est plus grande encore que la prédation parce qu’au lieu de seulement détruire les êtres qu’elle enrôle elle les vide de sens, les efface, les anéantit. Je pense à cela chaque fois que j’entends parler de cette « écoanxiété » connue par ceux qui finissent par avoir honte d’avoir recours à l’électricité, à sa voiture à essence ou au papier sous prétexte que la production de ces artefacts détruit les forêts, augmente la présence de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, et creuse les inégalités entre riches et pauvres. Certains ont même honte… d’avoir des enfants !
Conclusion : gouverner la technique pour libérer le minotaure
Le mythe du minotaure nous révèle que la technique, quand elle est mise au service du désir de quelques uns au détriment de l’intérêt général et que ceux-là refusent d’assumer leur responsabilité, aboutit à nous diviser, et à nous monter les uns contre les autres, victimes ou bourreaux.
Avec la figure de Dédale et la mort d’Icare, il met également en garde les savants contre la tentation de servir leurs propres intérêts : attention, vos fils pourraient en mourir. La technocratie, autrement dit, n’est pas mieux que l’aristocratie.
Finalement, il s’agit de trouver la juste place de l’ingénieur en société, afin que ceux-ci puissent servir l’intérêt du plus grand nombre plutôt que d’assouvir les passions tristes d’une élite. Pour cela : réguler, fixer des limites claires… Il s’agit également de réfléchir à l’éthique des ingénieurs et à leur responsabilité. Dans le cas où les limites seraient franchies, peuvent-ils être coupables, et dans ce cas seront-ils accusés de complicité, ou bien d’avoir eux-mêmes commis un crime ? Bien sûr, je ne répondrai pas à ces questions ici. Le mythe du minotaure se contente de les poser : il les muscle, il les déploie. L’époque de l’intelligence dite « artificielle » et des perspectives « transhumanistes » a beaucoup à apprendre d’Astérion.
[1] L’approche technocritique est difficile sinon impossible à concilier avec le matérialisme historique de Engels et Marx, d’après lesquels les moyens techniques (ou « infrastructure ») déterminent le culturel (ou « superstructure »).
[2] https://framablog.org/2010/05/22/code-is-law-lessig/
[3] https://www.erudit.org/fr/revues/sp/2016-sp063/1043906ar/resume/
[4] Il y a sur cela un livre de Pierre Michon qui vient de sortir : J’écris l’Iliade (février 2025), et qui raconte comment la vache de bois est faite et comment la saillie a lieu. Accrochez-vous.