À la mémoire de Juliette Drouet,, qui a sauvé La Durande et n’a pas été épousée
Les Travailleurs de la mer n’est pas un roman sur les bateaux et les îles anglo-normandes, mais sur le désir, ses ventouses, ses flammes, son génie, son âpreté, ses batailles glorieuses et sa fin inévitable. D’un bout à l’autre, il n’est question que de cela.
On s’est trop habitué à lire Victor Hugo de travers, sans lui prêter un dixième de l’intelligence dont on fera si volontiers crédit aux plaisantins surréalistes et aux zozos du nouveau roman. Il faut dire qu’il a brouillé les pistes. Celui qu’on surnommait « l’homme‑océan » a planté des paravents dans une forêt de vagues, afin que seuls ses vrais lecteurs, c’est-à-dire ceux qui lui feront confiance, parviennent à accéder au trésor caché pour eux sous ce qui se dit, dans ce qui se tait. Les autres se prendront les pieds dans la petite chaînette romantique, ou bien s’accrocheront à la luciole d’une philosophie qui brille ici et là mais qui, chez Hugo, n’éclaire jamais rien. Il n’était pas philosophe. Et si on le trouve volontiers balourd, c’est qu’on ne sait pas voir dans son œuvre où est la véritable insolence, fine et fleuretante, moins socialiste que punk. On lui reprochera d’ensevelir l’intrigue sous un tombereau de digressions encyclopédiques, sans s’apercevoir que le plomb hugolien est traversé par des vagues d’eau pure, légères et colorées comme des sourires d’enfant.
Je n’avais pas compris Les Travailleurs avant de me rendre moi-même dans le baillage de Guernesey. J’ai été accueilli là-bas par une Consule au nom hugolien s’il en est : Odile Blanchette, qui m’a laissé déambuler à Hauteville House, dans la maison du poète. Je me suis promené parmi les chinoiseries, les bahuts, les corniches gothiques, les lustres et les tables à tourner. J’ai vu les dessins à l’encre, l’écritoire dans la chambre de verre du dernier étage ainsi que les carreaux de Delft de cette maison qui est à la fois une caverne, une brocante, un palais, un cénotaphe, un trois-mâts et une soucoupe volante. Durant mon séjour, je suis également allé sur l’île féodale de Sercq, au bord d’une falaise appelée « la Coupée » et dans des grottes nommées « les boutiques » parce qu’elles étaient le lieu de rendez-vous des contrebandiers. Je me suis baigné dans la baie du Moulin Huet peinte par Renoir en 1883. J’ai erré sous les remparts du Vale et sur les escarpements fantasmagoriques de Houmet Paradis. J’ai rencontré les pêcheurs de Herm ; l’un d’eux avait fait naufrage sur ces rochers à fleur d’eau que là-bas on appelle « hou » et auxquels on donne le patronyme de la dernière victime en date, ce qui constituait à ses yeux une honte irréparable. J’ai vu les mauves et les dauphins danser autour des fées du « Beltaine » (célébration celtique du « Grand Retournement des choses »). J’ai dormi à l’hôtel Pandora, dans la chambre 14, celle depuis laquelle Juliette Drouet pouvait voir travailler Victor Hugo. C’est dans cette chambre que j’ai relu L’Archipel de la Manche et Les Travailleurs de la mer ; après quoi j’ai relevé la tête vers Hauteville House, aux environs de seize heures, et j’ai trouvé la clef que j’étais venu chercher : Gilliatt, le héros du roman, c’est Juliette. Gilliatt Drouet.
Charles Baudelaire fut le premier à remarquer cette proximité onomastique entre le protagoniste de Victor Hugo et son amante, mais il noya aussitôt le poisson en évoquant les noms Julliot, Giliard et Galaad, sans doute parce que l’épouse de Victor Hugo lui avait elle-même offert un exemplaire des Travailleurs et qu’il ne voulait pas la froisser ; mais Baudelaire était trop intelligent pour ne pas avoir vu la vérité : celle que les Guernesiais appelaient « l’autre femme » est l’unique sujet et le seul vrai dédicataire de ce roman. Il est temps de le dire haut et fort, et de lui rendre ainsi au grand jour ce qui, dans l’ombre, n’a jamais appartenu qu’à elle.
Un tombeau probable
Arrivé dans les îles anglo-normandes pour fuir la colère de Napoléon III, Victor Hugo était persuadé d’y mourir. Dès lors, tout ce qui l’entourait était à ses yeux les parois de son « tombeau probable ». Guernesey, c’était Sainte-Hélène.
Le plus jeune de ses fils lui demanda :
— Que penses-tu de cet exil ?
— Qu’il sera long.
— Comment comptes-tu le remplir ?
— Je regarderai l’océan[1].
Le poète acheta une maison à Saint-Pierre-Port. Le déraciné s’implanta. De là, il pouvait regarder l’océan, debout sur le toit où il avait fait installer une verrière « look-out » pour se donner l’impression d’être à la fois dans le ciel et sous l’eau. Il voyait l’île de Herm, plate et verte, et les mamelons de Sercq, à la dérive dans un bras de mer nommé « Passage de la Déroute ». Ce poste d’observation n’était pas tourné vers l’ouest, en direction du nouveau monde, mais vers la France, à l’est, si bien que parfois, dans un jeu de réverbérations, la lumière qui avait d’abord frappé le Cotentin réussissait à s’échapper de son labyrinthe d’azur, et Victor Hugo entrapercevait le pays qu’il avait fui : les falaises crayeuses de son Ithaque à lui.
Hugo l’homme politique, chef de file des romantiques, détestait l’idée du retranchement. À Paris puis à Bruxelles, il s’était habitué à un vacarme mondain que n’arriveraient pas à remplacer dans son cœur le cliquetis des gréements et les clapotis de l’écume. Il écrira dans Les Travailleurs : « Un écueil voisin de la côte est quelquefois visité par les hommes ; un écueil en pleine mer, jamais. » Comprenez : « Un écueil proche de Paris est quelquefois visité par des amis ; un écueil en pleine mer, jamais ». À part de très rares fidèles, notamment Alexandre Dumas, personne, en effet, ne lui rendra visite. Éloigné des centres névralgiques de l’Histoire, Hugo risquait de devenir quelque chose d’aussi gros, immobile et lisse que ces rochers qu’il lui était donné d’arpenter sur les côtes. S’endormir loin du monde. Plus précisément : arrêter d’écrire… Mais c’était sans compter sur Juliette Drouet.
Tandis que le poète avait fui la prison, la comédienne Juliette Drouet se jeta dans la gueule du loup en fermant derrière elle à double tour la porte du destin. Il avait quitté la France à cause de la politique, avec famille et bagages, elle la quitta par amour, sans personne ni rien. Elle accosta à Jersey puis à Guernesey où Victor Hugo était chaque fois accueilli triomphalement pendant qu’elle restait dans son coin.
Juliette Drouet s’installa dans une maison dont le nom « La Fallue » signifiait « la galette », aujourd’hui incorporée à l’hôtel Pandora. Cette maison était dans la même rue que Hauteville House, de sorte que si Gilliatt dans Les Travailleurs de la mer habite un lieu appelé « Bû de la Rue », c’est évidemment parce que Juliette habitait au « bout de la rue ». Lorsque Victor regardait la mer, Juliette regardait Victor. De là, elle lui enverra plusieurs milliers de lettres d’amour. Ces lettres, mises à disposition des internautes grâce à un travail herculéen mené sous la direction de Florence Naugrette, sont des chefs-d’œuvre de style. Durant toutes ces années, la langue de Juliette a nourri celle de Victor. Non pas seulement avec des mots d’amour, mais avec des formules syncopées tombées comme des poignées de sel et des casseroles d’eau brûlante sur des cymbales charley. Le jazz du désir… La lecture de quelques lignes de n’importe laquelle de ces lettres suffit à déclencher la magie rythmique. Ce sont des vagues lancées sur les parois de la chambre de verre. C’est la marée montante de la passion venue frapper le couvercle du tombeau probable.
Victor Hugo évoque dans Les Travailleurs un rocher en forme de chaise, du nom de « Gild-Holm-‘Ur », situé au « Bû de la Rue ». Quiconque s’y perche et se laisse aller à contempler le paysage tandis que la marée monte finira noyé. Le nom du rocher, d’origine celte, est traduit par les paysans français : « Qui-dort-meurt ». Nous l’avons dit : Victor Hugo était tenté de ne rien faire pendant son exil à part contempler l’océan ; pourtant il pressentait que cela lui serait fatal. Le Gild-Holm-‘Ur symbolise sa peur de mourir à Guernesey, et, pire, d’y voir succomber son génie. Heureusement, Juliette veillait. Car les amants le savent : il ne faut pas dormir, mais profiter de chaque seconde, sans quoi ils finiront terrassés par le temps qui passe. Juliette aida Victor Hugo à rester éveillé. Sans l’énergie qu’elle lui insuffla, il n’aurait pas tiré du Passage de la Déroute Les Contemplations (1856), La Légende des Siècles (1859), Les Misérables (1862), L’Homme qui rit (1869) et Quatre-vingt-treize (1874).
Le génie sauvé des eaux
Les Travailleurs n’est pas une œuvre comme les autres, puisque dans ce roman-là il n’est pas question de la France ou de l’Angleterre mais de l’île sur laquelle Hugo se trouve, et du combat que Juliette a mené pour sauver son génie de la montée des eaux. Le génie, ici, a la forme du navire La Durande, propriété de l’armateur Mess Lethierry. Les réactionnaires de Guernesey voient d’un mauvais œil l’arrivée de ce bateau à vapeur dans les eaux du baillage — exactement comme les classiques voyaient d’un mauvais œil la programmation d’Hernani dans les théâtres parisiens. Ils en appellent à l’Écriture Sainte, et s’insurgent contre pareil « libertinage ». C’est une hérésie en forme de bateau. Lorsque le romancier décrit l’état de Mess Lethierry après le naufrage de son navire, il est évident que Victor Hugo parle en réalité de ce qu’il adviendrait de lui si jamais l’exil avait raison de son génie : « Avoir été dans son pays l’homme idée, l’homme succès, l’homme révolution ! y renoncer ! abdiquer ! N’être plus ! faire rire ! Être un sac où il y a eu quelque chose ! Être le passé quand on a été l’avenir ! aboutir à la pitié hautaine des idiots ! voir triompher la routine, l’entêtement, l’ornière, l’égoïsme, l’ignorance ! »
Si la Durande représente le génie du poète, l’océan, quant à lui, représente le Temps et la Distance, c’est-à-dire les deux principaux ennemis de tous les exilés. Par amour pour la nièce de Mess Lethierry, la naïve Déruchette, dont il est épris depuis qu’elle a écrit son nom dans la neige, Gilliatt défendra la Durande contre l’océan. Juliette, autrement dit, défendra le génie de Victor Hugo contre les écueils de l’exil, grâce à une passion qui empêchera le poète de s’endormir, de s’embourgeoiser, de vieillir ou d’oublier la France. Au bout de la rue, le tombeau probable s’est transformé en supernova accoucheuse de planètes. C’est ce que Hugo avouera au révolutionnaire russe Alexandre Herzen : « Je vous présente le véritable auteur de LaLégende des siècles, des Travailleurs de la mer et de tout ce que j’ai écrit depuis Décembre, qui m’a protégé alors et sauvé[2]. » Bien entendu, Juliette Drouet n’est pas vraiment l’auteur de ces œuvres prodigieuses, mais comme l’a écrit Florence Naugrette elle est bel et bien celle qui a guéri Victor Hugo « de la peur de l’abandon, approuvé dans ses choix, aidé dans ses combats et tiré vers le haut[3] ».
La pieuvre du plaisir
Toute la deuxième partie des Travailleurs consacrée au sauvetage de la Durande par Gilliatt est une suite ininterrompue de messages codés adressés par l’amant à son amante. Celui qui en douterait n’a qu’à piocher parmi les titres des chapitres en imaginant qu’ils ont été dictés par un amant devant le corps de son amante :
« L’endroit où il est malaisé d’arriver et difficile de repartir »
« Les perfections du désastre »
« Examen local préalable »
« Un mot sur les collaborations secrètes des éléments »
« Une écurie pour le cheval »
« Une chambre pour le voyageur »
« L’écueil et la manière de s’en servir »
« La forge »
« Découverte »
« Le dedans d’un édifice sous la mer »
« Ce qu’on y voit et ce qu’on y entrevoit »
« Sous la matière »
« Sous l’ombre »
« Gilliatt fait prendre position à la Panse »
« Le succès repris aussitôt que donné »
« Les avertissements de la mer »
« L’extrême touche l’extrême et le contraire annonce le contraire »
Le sauvetage de La Durande est une nuit d’amour. Les amants luttent contre le sommeil. Voilà ce qu’à ma grande surprise, personne, pas même Baudelaire, n’avait relevé jusqu’ici. Peut‑être penserez-vous que j’ai l’esprit déplacé, auquel cas attendez de voir la suite…
Lorsque Gilliatt croit être parvenu au bout de ses épreuves, et tandis qu’il cherche de quoi se nourrir avant de rentrer chez lui, quelque chose de « mince, âpre, plat, glacé, gluant et vivant » se tord autour de son bras nu. Les ventouses de cette chose font « des pressions obscures qui lui semblent être des bouches ». Est-ce une malédiction ? De quoi Victor Hugo parle-t-il au juste lorsqu’il prétend que « l’insaisissable qui flotte en nos songes rencontre dans le possible des aimants auxquels ses linéaments se prennent, et de ces obscures fixations du rêve il sort des êtres » ? Est-ce vraiment d’une pieuvre géante ? On dirait qu’il essaye de mettre en garde Gilliatt/Juliette contre les ravages de la passion : « Si vous faites cette rencontre, ne soyez pas curieux, évadez-vous. On entre ébloui, on sort terrifié […]. Épanouissement effroyable. Cela se jette sur vous. » La voracité « inarrachable » du plaisir s’incarne dans les ventouses de la pieuvre : « Chose épouvantable, c’est mou […]. Une viscosité qui a une volonté, quoi de plus effroyable ! » Les connotations sont criantes : « La bête se superpose à vous par mille bouches infâmes ; l’hydre s’incorpore à l’homme ; l’homme s’amalgame à l’hydre. Vous ne faites qu’un. Ce rêve est sur vous […]. Sa bouche anus s’appliquait sur la poitrine de Gilliatt. »
Comment ne pas penser à cette estampe d’Hokusai — Le Rêve de la femme du pêcheur — sur laquelle une femme est à la fois ensevelie et pénétrée par une pieuvre géante ?
La jouissance passée, le jour se lève. L’amant laisse à son amante un mot sur l’oreiller : « Qui dort meurt. Cette nuit nous avons tué la pieuvre. » La mer est de plus en plus haute. Le mari doit retourner auprès de sa femme. On croira avoir rêvé.
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée
Juliette restera seule sur le « Gild-Holm-‘Ur » du bout de la rue. La Distance et le Temps auront emporté son poète. En lisant les dernières pages des Travailleurs, elle devine que son destin est lié à celui du pêcheur : « Ce que je craignais pour mon pauvre Gilliatt ne s’est que trop réalisé (…). J’ai depuis ce moment-là un étouffement et une oppression qui va presque jusqu’au manque de respiration. Je sens que mon âme porte le deuil de ce grand crucifié de l’amour et je mets toutes les forces de ma volonté pour ne pas pleurer ce doux être enfant de ton génie. Il est impossible que nous [ne] le retrouvions pas un jour dans quelque paradis céleste marié à une Déruchette sublime comme lui[4]. »
Victor Hugo sait précisément ce qu’il doit à son amante. Il le dira à ses enfants dans une lettre de 1870 : « Elle m’a sauvé la vie en décembre 1851. Elle a subi pour moi l’exil. Jamais son âme n’a quitté la mienne. Que ceux qui m’ont aimé l’aiment. Que ceux qui m’ont aimé la respectent. Elle est ma veuve. »
En septembre 1883, quatre mois après la mort de Juliette Drouet, il fit publier par Calmann-Lévy un pot‑pourri de notes guernesiaises sous le titre « L’Archipel de la Manche ». Le jugeant superflu, le premier éditeur des Travailleurs avait refusé de l’imprimer. Ainsi, à défaut d’être ce que l’auteur lui-même considérait comme « le péristyle » d’un roman secrètement consacré à l’amour de sa vie, ce texte fut son épitaphe. J’espère que le lecteur qui m’aura fait l’amitié de lire ces lignes jusqu’au bout aura compris qu’on ne peut pas être aux Travailleurs sans être à Juliette, et que L’Archipel était peut-être moins un péristyle ou une épitaphe, tout compte fait, qu’un embarcadère.
[1] L’anecdote est racontée dans le préambule de William Shakespeare.
[2] Julies Claretie, Le Temps, 13 mai 1883.
[3] Florence Naugrette, Juliette Drouet. Compagne du siècle, Paris, Flammarion, 2022, p. 531.
[4] Juliette Drouet à Victor Hugo, 13 juin 1865.