Statius et Opiter

Deux soldats romains s’apprêtent à obéir à un ordre abominable. Statius a des doutes (il faut dire que l’ordre est particulièrement abominable). Opiter aucun.

Si Statius venait à désobéir, Opiter lui trancherait la gorge, et ce bien que Statius soit à la fois son meilleur ami et le mari de sa sœur Septima ; mais voilà : les ordres sont les ordres, et Opiter un soldat romain. Ordre numéro un : obéir ; ordre numéro deux : trancher la gorge de quiconque a désobéi, même si celui-ci est un frère. Trancher, point.

Pour trancher une gorge correctement, faire glisser la lame en même temps qu’on frappe. Le mouvement doit être cruciforme. Celui qui tient l’épée doit sentir, sous la lame, l’os hyoïde qui est la fourche du langage. Parfois le fer se prend entre deux vertèbres, la trois et la quatre, puis le sang gicle, rouge cassis, par à-coups, les yeux se révulsent, on dirait des balles de caoutchouc, le sang coule par la bouche figée dans un cri d’horreur, et à cause de l’air dont il se vide le ventre fait des bruits d’éponge, l’artère rote, une odeur de fermentation flottera.

Opiter et Statius sont des égorgeurs professionnels. Ils ont aidé Pilate à pacifier l’île de Pont, après quoi le préfet fut appelé “Pilate le Pontien”. Celui-ci leur a demandé de l’accompagner à Jérusalem, où il se rendait sur ordre de Tibère, lui-même en ayant reçu la demande de la part du roi Hérode.

Pilate, hier soir, a donné à Opiter et Statius un ordre abominable. Il s’agit d’entraver la prophétie dite de « La Quatrième Églogue ». L’état-major a été formel : « vous ferez tout pour l’empêcher ».

La première fois qu’Opiter a égorgé un homme, il avait quatorze ans.

La station est représentée sur un panneau de bois de un par un. Ai surtout utilisé une peinture à l’encaustique, c’est-à-dire de la cire d’abeille allongée d’un peu d’huile. Y ai ajouté de la poudre de dammar en guise de fixatif. La couleur qui prédomine est le noir, un noir gras, aile de corbeau, peut-être d’une pointe de bleu. Ai fait les aplats au couteau, par paquets. Ai sillonné la nuit. La texture luit mais ne brille pas. C’est assez triste en fait. En tout cas ce n’est pas romantique. Le noir ne bouge pas, car je ne l’ai pas patiné à la foudre comme d’autres aiment faire. Il est mou, profond, on s’y enfonce. Et c’est la couleur qui prédomine. Les nuances proviennent de certaines zones vert émeraude. Et aussi de certains bleus bêtes, des bleu tête de gondole, bleus marins sans rien d’original, des bleus disons premier prix. Et par terre un ocre dont je suis assez fier : craquant ; on dirait du pain. Mais c’est le noir qui prédomine, un noir luisant, aile de corbeau, peut-être d’une pointe de bleu, mais noir, noir vraiment. Et liquide par-dessus le marché : abyssal.

Pour présenter Statius, je procède à un travelling contrarié : j’avance vers lui en même temps que je zoome vers l’arrière, de sorte que mon personnage reste de la même taille tandis que le décor noir (noir d’une pointe de bleu) subit un allongement et, presque, une dissolution, ce qui donne à cette première station quelque chose de forcé, voire lourdingue. Les colonnes de la préfecture ouvrent autour de Statius et de son beau-frère un abîme crayeux, ce qui, évidemment, a une portée symbolique, genre pin’s. Au reste, les palmiers se transforment en plumes de canard, et les lauriers bruissent comme des tambourins, tandis que la pâte à l’eau est parcourue de lignes sanguinolentes comme si j’avais fouetté le ciel avec ces bouquets d’épines que les Russes appellent « veniks ». Et tout vibre tout à coup, tout est dévié par la caméra, les nœuds se défont dans la matière, l’équilibre est renégocié. La ruse est connue, mais à ce stade je tiens à rassurer le lecteur, car la suite est abominable, moderne, au point qu’ il serait dommage de se priver de détours kitsch. Ainsi le mystère, sans être moins mystérieux, sera plus comestible. Le kitsch a ce pouvoir : diluer les paradoxes sans en atténuer les effets.

On entend les soldats murmurer. Leurs voix se ressemblent. En fermant les yeux on croirait à un monologue. Sous leurs pieds, la terre s’épuise.

OPITER — J’ai égorgé le coq.
STATIUS — La poule a piétiné ses œufs.
OPITER — Les Juifs dorment.
STATIUS — Ils obéissent.
OPITER — Un seul dieu, quelle pitié…
STATIUS — La poule aussi dormait.
OPITER — Le coq était son dieu.
STATIUS —  Pourquoi piétiner ses œufs ?
OPITER — Elle s’impatientait.
STATIUS — Elle te regardait pendant qu’elle les écrasait.
OPITER — Sans doute croyait-elle que j’avais tué le soleil.
STATIUS — Elle voulait t’humilier.
OPITER — C’était une poule juive. Un chat la mangera.
STATIUS — Sauf si les Juifs égorgent le chat. 
OPITER — Un seul dieu…
STATIUS — Ils protègent leurs poules.
OPITER — Dis plutôt qu’ils vengent leur coq.
STATIUS — Serions-nous des chats ? 
OPITER — Nous sommes des dieux. Nous travaillons pour Rome.
STATIUS — Ce serait terrible pour un dieu de se rendre compte qu’il est un homme.
OPITER — Que dis-tu ?
STATIUS — Je disais que les dieux prennent parfois l’apparence des hommes.
OPITER — Ce n’est pas ce que tu as dit.

Statius est un bon soldat comme en faisait la Rome de Tibère. Honnête autant qu’on peut l’être. Un homme de confiance, avec de bons bras noirs. Lui aussi aurait égorgé le coq s’il s’était trouvé de son côté. Notre histoire aurait été différente. De fait, c’est Opiter qui égorgea ce coq, un sabelpoot au ventre blanc herminé noir, longues plumes d’or sur le dos, crête granuleuse,  et Statius pendant ce temps de regarder la poule qui écrasait ses œufs — qui écrasait ses propres œufs en regardant Opiter — et le regard de cette poule (poitrail isabelle, dos caillouté) était tellement ferré qu’il alluma une flamme dans le cœur de Statius, oh pas grand-chose, mais suffisante pour le différencier d’Opiter (Opiter que la décapitation du coq semble avoir excité).

Statius a grandi dans le sud de la Gaule, près de la via Domitia, Là-bas air sec, ronces noires, sangliers, lames rocheuses, chèvres, genettes vampiriques, cormiers, busards. La Gaule homérique. Dernier d’une fratrie de cinq, il avait trois sœurs et un frère (un con). Son père avait une petite terre à lui, donnée par Rome pour service rendu sur le champ de bataille, soixante quatre rangées de vigne et deux arpents de blé ; à la main gauche il ne lui restait que trois doigts, à cause d’un accident de charrue, ou bien de la guerre, on ne sait pas. La totalité de ce que produisait sa vigne était acheté par un sénateur. Le frère aîné, qui ressemblait à mon oncle Jacques, récupéra la propriété. Les sœurs se marièrent à des faunes. Il était d’usage que le deuxième fils fût soldat. Sans rechigner, Statius s’engagea. Il rencontra le feu, il assuma les décisions réglementaires, il se heurta au Mur Obscur. Il combattit les Hommes du Sel. Il vit les devins, les ondes aurifères, les sacrifices idoines, les pelotes volcaniques, et les longues saignées de gel dans la terre, qui sont comme des haches, parce qu’elles ouvrent la tête des soldats morts de faim.

Quelques mots sur les armes. Ai représenté Statius l’arme au poing, mais baissée, bouche entrouverte. Son arme a un dessin raté. Je cherchais quelque chose de byzantin, d’oriental dans l’arme, de stylisé, d’apparence soyeuse. Un yatagan turc aurait pu faire l’affaire. Ou bien une de ces épées à lame courbe qu’on appelle « badelaire ». A chaque fois que je réessayais elle avait l’air d’une fausse épée, la première fois en ciment, la deuxième en mousse, la troisième fois pierre ponce, la quatrième contreplaqué. J’ai essayé un acier trempé obtenu par maturation à la martensite sursaturée en carbonne. Je voulais un alliage oxydable, j’ai donc ajouté du chrome au nickel et au cobalt, dans l’espoir de trouver la même teinte bleutée que celle du fleuret que m’a offert ma mère pour mes quinze ans, et que j’emportais avec moi au « Toulouse Université Club » qui se situait encore à cette époque entre la piscine Nakache et le Stadium. Hélas,  je me suis résigné. Malgré le savoir-faire que je déployais dans l’alliage, et de nombreuses tentatives, l’arme de Statius était toujours détraquée, trop lourde, trop rigide, trop large, trop friable ; j’ai fini par penser que c’était comme ça qu’elle devait être : absurde, inoffensive, un sceptre de l’horreur, menant son homme vers L’Enfer comme un chien enragé au bout d’une laisse, un chien de ciment, aveugle, mais enragé, un chien inarrêtable. Tant pis pour la « maraging » de mon adolescence : je l’ai perdue maman… Dans les yeux de Statius on voit une inquiétude de cheval devant l’obstacle quand l’obstacle est infini. On ne sait pas s’il a peur d’Opiter (dont l’épée est mieux dessinée que la sienne même si elle n’est pas mieux aiguisée) ou bien de lui-même, et sans doute que si on lui demandait il répondrait qu’il n’a pas peur, qu’il est un soldat romain, il essaierait de s’en convaincre en même temps qu’il nous jurerait que c’est la vérité.

Que vont-ils faire avec de telles armes ? Que peut-on faire ? Ils sont là pour empêcher la prophétie dite de la Quatrième églogue. Ah vraiment, quel ordre abominable. On pourra faire faire à Statius et Opiter un pas de deux. Quelque chose de classique, sur un adage très lent, mais où on introduirait, au moment des variations, une fêlure, comme si les danseurs étaient légèrement déséquilibrés par leurs épées. Il faudrait avoir l’impression que ce déséquilibre n’est pas prévu, car les danseurs sont habitués à danser avec ces épées, ce sont leurs épées, des extensions de leurs corps, ils ont travaillé avec elles depuis le début, et voilà que le jour de la Générale, il y a cette petite gêne, ce léger déséquilibre, pas de quoi gâcher le pas de deux, mais de quoi les obliger à renégocier leurs appuis.

La Quatrième Églogue prétend que le fils d’une Vierge changera l’âge de fer en âge or, libérant ainsi la terre de sa trop longue épouvante. Par cet enfant, tout sera renouvelé, refait, repris. Le courant des fleuves changera de sens, et la vraie loi sera enfin révélée, qui n’est pas la loi de Rome. Tibère, d’habitude, ne craint pas les prophéties, gueulées sur les quais de Rome, ou dans les lointaines banlieues, par des clochards chevelus et avinés. Mais la prophétie de la Quatrième Églogue n’est pas comme les autres, dès lors qu’elle est venue sous la langue de l’auteur le plus rationnel, et du plus génial (c’est encore vrai en 2025). Qui ne croirait pas Virgile ? Virgile a fondé Rome. Virgile a dompté la nature. Si Virgile n’avait pas rendu le monde dicible, jamais le monde n’aurait pu être envahi, jamais il n’aurait pu être civilisé. Le « cygne de Mantoue » est moins romain que Rome n’est virgilienne. Chaque pierre de Rome, chaque loi, même la lumière, est passée par la bouche du Poète. Voilà pourquoi Tibère prend au sérieux ceux parmi ses prêtres (ils ne sont pas tous d’accord) qui voient dans la Quatrième Églogue la promesse de sa destitution. Pour ne rien arranger, la rumeur s’est répandue : d’un bout à l’autre de l’Empire on parle de cet « enfant de la vierge » qui détrônera Tibère. Une  vierge peut-elle avoir un enfant ? Les médecins consultés par l’Empereur sont formels : non. Sur la base de quoi Tibère a interrogé les légistes, qui eux aussi ont été formels : si quelqu’un venait à prétendre qu’une vierge peut avoir un enfant, et à dire « regardez cette vierge, elle a eu un enfant », il faudrait le tuer sur le champ, car il se serait rendu aussitôt complice de conspiration contre la Nécessité, de même qu’il faudrait tuer la prétendue vierge et son supposé enfant, coupables de lèse‑majesté.

Statius tout à coup a un sentiment : il est le premier meurtrier de la terre. A cet instant, il en jurerait. Personne avant lui n’a jamais tué personne, et voilà qu’il s’apprête, lui, à injecter le ver dans les raisins de la miséricorde.

OPITER — As-tu aiguisé ton glaive?
STATIUS — J’étais trop faible.
OPITER — Un soldat de Rome a son glaive aiguisé.
£STATIUS — On dirait une cuiller…
OPITER — Qu’est-ce qui est une faiblesse chez toi, qui chez moi est un vice ?
STATIUS — L’honnêteté.
OPITER — J’ai aiguisé le mien, il s’est passé quelque chose.
STATIUS — Quoi ?
OPITER — Quelque chose d’étrange.

Arrivent des notes de musique. On les entendait depuis le début, mais elles sont amplifiées, et soutiennent le pas de deux. Étant moi-même fort mauvais compositeur, j’ai choisi les premières notes de la symphonie n°2 de Gustav Mahler comme arrangée pour piano à quatre mains par son disciple Bruno Walter.

Du point de vue de l’énergie, c’est exactement ce qui me fallait : un nerf de bœuf roulé dans la terre, d’une roulade grave et résolue. On pourrait le jouer sur un orgue électronique, sur des textures tiédasses, histoire de donner à la station un tour déglingué qui contrebalancera cette énergie toute nette. Le jour va se lever, mais avant cela les soldats vont agir dans l’obscurité, c’est ce que ces notes veulent dire : ils sont pressés, englués. On voit avancer l’ordre, c’est-à-dire le Temps. Comme le coq n’a pas chanté, le soleil hésite. La mécanique est enrayée. En plus du travelling, j’ai procédé à la technique dite de la « nuit américaine ». En réalité, il fait jour, mais j’ai ajouté des gélatines pour simuler cette nuit, ce noir idiot qui prédomine, et son artificialité, sa sophistication, qui elle n’est pas idiote, au contraire, mais qui est perdue, et qui sera perdante. C’est ce qui explique les contours gluants. Et c’est peut-être à cause de cela que je n’ai pas réussi à donner à l’épée de Statius la bonne couleur. Disons que c’est à cause de cela.

STATIUS — J’ai froid.  
OPITER — Tu n’en mourras pas.
STATIUS — Ce n’est pas normal dans ce pays d’avoir froid. Ce n’est pas normal au milieu de ces landes sèches, de ces mers mortes.
OPITER— Demain, tu n’y penseras plus.
STATIUS — Et s’ils se défendaient ?
OPITER — De quoi as-tu peur ?  Partout tu fus meurtrier, violent comme une bête. Je t’ai vu tuer un Arverne en lui mordant la joue. Mon beau-frère dégueulasse… Aurais-tu peur de quelques juifs?
STATIUS — J’ai peur de la vérité.
OPITER — …peur de ces meneurs de chèvres qui ne savent pas nager ?
STATIUS — Peut-on noyer la vérité ?
OPITER —  Tu leurs enfonceras ton poing dans la bouche. Tu violeras leurs femmes sous leurs yeux.
STATIUS — Je sens cette chose sur le dos de la main: un cube de plomb, lourd, froid, qui risque de tomber, il n’est pas gênant mais il est là et ma main est plus lourde, elle doute, elle voudrait se retourner et prendre le cube, le peser, le lancer, pourtant quand elle se retourne le cube reste au dos de la main, et il pèse sur elle sans y être attaché… Opiter, nous ne devrions pas être ici, ceci c’est la vérité.
OPITER — La vérité c’est Rome.
STATIUS — La vérité c’est la vérité.
OPITER, levant la pointe de son glaive — Tout à l’heure j’avais pitié.

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