(extraits/chutes)

« Le vraisemblable est une récompense que notre non-réel ne mérite pas. Déconner plus haut que cette époque sera une tâche de longue haleine. »

Philippe Muray

J’ai rempli le formulaire et proposé à ma mère : « si je m’installais à Paris ? » Content que je quitte le nid, mon beau-père a tiré son chéquier. Je lui ai suggéré de farcir la sienne, et de laisser la mienne en paix. Il m’a absous d’un coup de poing. « Le monstre à qui vous avez donné le jour, beau-papa, ne vous le rendra pas ! On vous les coupera, oui-da ! puis vous les mangera ! »

Ça faisait treize ans, lui et moi, qu’on se filait les nerfs autour du fantôme de l’Histoire. Je l’accusais d’être le fils d’un collabo, il m’accusait d’être celui d’un soixante-huitard. Sentant qu’on le chassait, il me donnait la chasse, paresseux replet, à moi, moi jeune loup aux yeux blonds, vif ! aiguisé !

J’aboyais « hallali, ah », la post-modernité !  « Andouille ! » me poursuivait-il.

Jambon !!! 

Je l’ai finalement assommé, beau-papa, avec une statue de Laïos. « L’enfant-roi a grandi, vive l’enfant roi ! À vos marques, mon vieux, et partez ! Les pieds devant, PARTEZ ! »

Ma mère appartenait à ces classes moyennes catholiques à Noël et pour Pâques, qui votent à gauche, achètent à crédit et s’abonnent – bourgeois répétant à l’envi qu’ils n’aiment pas les bourgeois. Elle avait nourri à mon égard une aversion digne des grands poètes. (« Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères… ») A mesure que je buvais son lait et ses économies, elle nourrissait près d’elle un étranger vêtu de noir qui me ressemblait comme un frère et l’empêchait « de vivre », « de profiter », « de souffler un peu ».

Ma mère, mon dieu, me haïssait.

Le soir de mon départ, elle s’empressa d’effacer mes portraits  de ses disques, clés, lecteurs. Elle mettait fin par son geste à vingt ans de supplices extra-utérins : avortement tardif et dématérialisé… clic ! clic ! Ma mère -accouchait.

(Le silicium a permis ça : l’oubli, derrière, ne laisse plus de fumée.)

*

Le hasard m’a fait le jouet de quelque erreur dont je me serais passé volontiers. Certains disent un don, d’autres une hérésie. Quoi qu’il en soit, dès ma naissance, la fortune a voulu que je fusse différent. Mon étrangeté se résume à ça : je n’oublie jamais rien. Rien. Mon cerveau procède en plante carnivore. Pas une date que je ne sache ni un détail qui ne m’ait échappé. Je suis grâce à cela décalé, exigeant, drolatique, conscient ; seul à me souvenir que l’être humain a cette particularité qu’il est doué de mémoire, ce qui le rend (l’a rendu) supérieur à des hordes d’animaux mieux armés, plus féroces et plus déterminés que lui. Dans Les Cerfs-volants, Romain Gary fait mention d’un syndrome similaire, présenté par l’auteur aux deux Goncourt comme une forme ingénue de résistance morale. Il n’en est rien dans mon cas. Mon temps ne fut ni de morale ni d’envahisseurs, mais de divertissement et de déni.

En grande partie à cause de cette mémoire, j’ai aujourd’hui du sang plein les babines et je crapahute, mi-vivant, mi-feu, dans une salle remplie d’autres salles, – à perte de vue : le répertoire des possibilités… Je meurs sans doute.

Le mauvais génie de ma naissance m’a également chargé d’une mission, une seule, susceptible de me conduire où la vie pourrait enfin m’oublier. Je devais retrouver mon père : mon vrai père. Cet ouvrage, roman ou oraison, constituera le rapport de mes recherches ainsi qu’un solde de tous comptes –  la normalisation de mon thymos.

Mais d’abord il vous faut savoir, lecteurs, à quel point j’ai aimé les filles, toutes, maigrelettes ou obèses, Cybèle, Bertha, FEMMES !… Et le Ciel soit loué, j’ai été suffisamment bien construit pour que l’amour me fût rendu. J’arrachais à la nuit leurs cris, muqueuses, plis. Les orifices, je pourléchais ! – au régal organique !… Je vengeais l’homme d’un demi-siècle de féminisme, faisant croire à mes proies qu’en ces temps où l’on fabriquait en Chine des globes-souvenir vendus à Sienne, un homme avait encore assez d’ambition pour faire qu’en une étreinte on s’en retournât à l’état de Nature.

J’avais tout lu et je m’en souvenais : poèmes, romans, philosophie. Rimbaud était mon ami, Nietzche la lumière au-dessus de mon lit. Dans cette mémoire encrassée par d’inutiles souvenirs, ils étaient la preuve que la profondeur avait creusé un trou quelque part entre 1871 (Le bateau ivreDie Geburt der Tragödie) et 1885 (Also sprach Zarathustra). Comme eux, je voulais traverser les derniers murs.

Je suis Oumbaba, le poète radical.

Au sujet de mon père, je savais que je lui ressemblais, qu’il avait fui à Paris et qu’il avait laissé à ma mère un ticket de cinéma, un numéro, un revolver, une balle et quatre-cent euros.

Les crottes de chien… la Seine… le Louvre… les jupons blancs des étudiantes… les cafés-crème… avril… le Théâtre Français… novembre… Léautaud… blanc… bleu… blanc… noir… Paris.

À Paris, j’en étais convaincu, mon destin adviendrait. Mes souvenirs, déjà, s’y trouvaient. Je mettrais bientôt mon doigt à cet endroit où le cœur de la France perdait abondamment une eau blanche et épaisse qui, chez les Lévites, est le symbole de la mort.

J’avais l’époque qui démangeait.

*

Dans le wagon du Ouigo, des mômes mandibulaient et chialaient, se disputaient. Des hommes. Et le paysage, lui, vrombissait. Tout était rose et propre. On ne pouvait pas fumer mais il y avait des cendriers, témoins d’une époque où l’on avait voyagé dans l’odeur chaude du tabac. On les avait reconvertis en prises pour les ordinateurs.

Cinq mètres devant, une fille me lançait des yeux comme des pastilles à sucer, pendant qu’une vieille dame réglait son appareil auditif. L’appareil sifflait si fort qu’on se couvrait les oreilles, et la vieille entendait mais, ne comprenant pas pourquoi on insistait, elle réglait de plus en plus fort et nous bouchions, plus fort, et elle n’entendait toujours rien. Quand soudain, l’appareil explosa !… Du sang dégoulinait sur les fauteuils. L’œil pendait. Crevée dans son jus, la vieille.

Les gars du Ouigo sont venus, ont ouvert la fenêtre et ont fichu le macchabé par-dessus bord à Châteauroux. On s’en foutait : ça se voyait pas, le sang, sur le siège rose, et personne, en fait, ne voulait vivre à Châteauroux.

« Ça de gagné sur la retraite » a-t-on pensé gaiement.

Un représentant de commerce mangeait pas loin d’ici un genre de Paris-Brest. Je m’approche. Il sourit, et me demande : « Vous voulez qu’on y aille ensemble ? » Je lui ai écrasé mon poing dans la gueule. J’ai senti son nez se broyer sous ma main et, à travers la pâte, la bave se mélanger à la crème. Il en hurlait, le représentant, le visage plein de sucre et de fruits confits ! Un des passagers s’approche, j’esquive, il tombe ; le contrôleur accourt et je le fous par la fenêtre. « Orléans ! deux minutes d’arrêt ! » Le représentant pleure dans le Mascarpone. Il y en a sur son écran, sa page Viadéo. Je récite un poème en le maintenant à terre : « Ah fallait-il que je vous visse, fallait-il que vous me plussiez !… » La fille, là-bas, continue de suer des hormones. Je m’approche et l’embarque sur le toit du wagon-restaurant. Là-haut, je lui déchire ses fringues !… la carambole à trois cent à l’heure !… Le vent nous plisse les yeux… Je la vois à peine… Elle gueule !… J’y mets les doigts dans la bouche… le paysage… les vaches… C’est comme si j’avais enculé la France.

*

Je suis descendu dans une auberge du quartier Caulaincourt. C’était loin, boudu, Caulaincourt. La dame de l’accueil m’a donné un lit dans une chambre avec d’autres garçons. « Cinquante euros payés d’avance, vous comprenez : les subprimes… »

Je comprenais.

Un tapir bouffait du foin derrière le comptoir. Ça niflait l’ado et les petits-pois. Je déteste les petits-pois. « Les toilettes du premier sont hors service, m’explique la dame, les douches sont collectives et il y a un distributeur au troisième, interdiction de chier dans les couloirs, merci, voici vos clefs et du thon en boîte, cadeau de bienvenue, remerciez pas surtout, taie d’oreiller et sopalin, hein, au cas où… »

L’auberge ressemblait au décor d’un Simenon avec un je-ne-sais‑quoi de kafkaïen. Les gars de la chambre, quand ils m’ont vu, n’y croyaient pas. J’ai dit « je prends ce lit-là ! » et ils n’ont pas répondu. J’ai su plus tard que l’un d’eux s’appelait Kevin : celui avec une gourmette où était gravé le prénom de sa sœur. Pour les autres, ils ne m’ont pas trop dit. Ils se ressemblaient comme les fils de dix femmes qui auraient eu le même facteur. Rêvaient de faire de l’humanitaire, voyager, trouver un CDI, une mention, un titre. Avaient lu moins de cinquante livres et vu plus de cinq mille films. Connaissaient les répliques, des scènes entières, mais ignoraient de quel siècle, Molière ?… alors ils vérifiaient sur leurs téléphones. Jean-Baptiste Poquelin, l’Illustre Théâtre. Je leur récite : « Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence, / Et cependant le seul Molière y git : / Leurs trois talents ne formaient qu’un esprit, / Dont le bel art réjouissait la France. » Les smartphones avaient réponse à tout, et j’étais meilleur que les smartphones, car le silicium n’a pas de ressouvenance.  

Les jeunes n’avaient rien à se dire, ils attendaient. D’abord, je n’ai pas compris quoi. Eux non plus n’avaient pas compris quoi. Alors j’ai compris qu’ils attendaient de comprendre quoi. Ils voulaient découvrir, les jeunes, ce qu’il y avait à vouloir découvrir, et ne rien découvrir tant qu’ils ne seraient pas certains de rentabiliser quelque chose. Un peu comme si Christophe Colomb avait refusé de prendre la mer avant de savoir combien de filles, au-delà, voudraient de son sextant.  Je me suis dit qu’à ce compte-là François Bayrou gagnerait un jour les élections. Ils se sont fâchés, mais j’ai caressé l’épaule de Kevin en expliquant que j’avais une maladie grave — et Kevin m’a pardonné.

Il y avait le wifi dans l’auberge. J’ai montré à mes colocataires des films que je connaissais sur Youtube : une vidéo avec sept filles pour un seul mec, et une autre où un Polonais mangeait quarante-deux cheeseburgerspendant qu’un autre Polonais, plus grand, lui versait des litres de vodka sur la tronche. Ils n’en revenaient pas que je connaisse des trucs pareils ! Je leur ai parlé d’Isidore Ducasse mais ils se sont endormis, hantés par certaines des dégueulasseries que leur avait promises la vie. Moi j’étais incapable. Je me suis masturbé puis je suis sorti.

Ce jour-là, j’ai couché avec la nuit.

*

J’en voulais à la guerre de pas m’avoir attendu. On était des milliers dans mon cas. Nos parents avaient de l’argent, mais des emprunts. Nos politiques avaient des projets, mais des emprunts. L’ONU contractait des résolutions, et des emprunts.

Nos grands-parents, eux, portaient des couches.

Quant aux gilets jaunes, putain, ça avait rien donné.

On avait eu des bagues autour des dents. Pour l’acné, le Roaccutane en avait sauvé certains ; pas tous. On était différents si l’Insee voulait bien. En vrai, on se ressemblait : Stansmith aux pieds, iPhone, comptes Gmail, X, Facebook, Instagram, Whatsapp, Netflix, Spotify, ChatGPT… des joints, pour les plus riches de la poudre (pas le courage de se piquer). On rêvait finance ou publicité, les filles : marketing, influenceuse… Génération « Y », « Why », « Pourquoi »… Nos vies barbotaient. On écoutait Angèle et JuL.

Les filles allaient dans des salles de sport pendant que les gars jouaient à FIFA, bières, pizzas. Elles aimaient les crèmes, le parfum, The Kooples, les sushis… Elles baisaient pas. On baisait mal. À la fin, on s’entendait.

On voulait devenir propriétaire, ou bien créer une startup, et on regardait chaque année le calendrier pour savoir si, en mai, les jours fériés étaient ouvrables. Cyril Hanouna et Yann Barthès nous faisaient marrer. On se contrefichait des tsunamis et de Gaza. On connaissait la biographie de Naruto. La politique, c’était Donald Trump, le Che sur les T-shirts et Macron depuis 2017. Et c’était tout. Les blackblocks… Rien.

On se donnait des rendez-vous devant les facultés, banderoles, mégaphones, révolution permanente, sans comprendre pourquoi certains alors que d’autres. « Pas de raison, merde, d’être moins cons que nos parents ! sous leurs pavés, les nôtres !… »  

La retraite on y pensait.                                                                                                                       

On était de gauche parce qu’on n’était pas des connards, et on disait à nos grands-pères qu’on votait à droite parce qu’on avait besoin d’argent de poche. Finalement, on votait pas. La guerre avait déménagé sur d’autres continents. Les supermarchés, eux, n’ouvraient pas le dimanche. Il nous restait TF1, les réseaux sociaux et World of Warcraft.

Les yeux, pour chialer.

*

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