Sainte-Cécile d’Albi

Sainte-Cécile d’Albi est très haute et très massive, brasillante d’or roux, toute de briques et de meurtrières. Elle prévient avec des contreforts aux arrêtes comme des sabres :
Lève-toi, tue et mange !
Lutte victorieuse contre les Cathares. Eglise militarisée.

Je n’ai jamais vu un édifice capable de soulever à ce point le paysage où il s’inscrit et en même temps d’étouffer le sol dont il tire sa fabuleuse énergie.

La cathédrale a avalé le géant Polyphème, comme ces serpents qui digèrent des chèvres grosses dix fois comme eux.
Ou bien Polyphème l’a engrossée. Je n’ai jamais su qui, du chrétien ou de l’helléniste, a tiré le premier.

On entre à Sainte-Cécile d’Albi par le flanc, comme la lance du soldat dans le corps saint du Crucifié. Le portail ressemble à un baldaquin, matelassé d’une dentelle de pierre extrêmement précise ; des apôtres entourent la Vierge et son enfant.

Ce qui ressemble de l’extérieur à un château fort est à l’intérieur un havre de lumière orné et peint de toute part : voûte bleu-roi, nuit céleste et précieuse, pastorale, ciel de lapis-lazuli, d’oxyde de cuivre, pastel et saphir, bleu de France, orné de rinceaux, d’arabesques et de candélabres — spumosités versicolores. Il n’y a pas de nef latérale, ainsi que le veut le style méridional : les chapelles perfusent une nef unique. Des atlantes soutiennent un buffet d’orgue peu profond et très haut, du sommet duquel s’élancent deux licornes en tilleul blanc. Perchés sur les tuyaux, de petits anges s’amusent qu’on imagine plus volontiers jouant Mozart que Bach. Au second plan, deux anges plus âgés soulèvent leurs trompettes au-dessus des angelins.

La cathédrale est séparée en deux par un jubé de pierre aux arceaux si détaillés qu’on jurerait pouvoir les décrocher comme des fleurs. La statuaire polychrome présente des sibylles et des apôtres aux sourires de santons. Le jubé isole l’autel des chanoines.

Si une église est un corps, la lumière sert de sang à ce corps ; opaque et dense dans l’édifice roman, translucide et légère dans l’art gothique — préfiguration d’une société hémophile.

Au fond de la cathédrale, derrière l’autel, le mur est entièrement peint à la détrempe, sûrement par des artistes flamands plutôt que méridionaux. On reconnaît leur style à une sombreur et à une inventivité morbide, brune, étanchée à la bière — Amsterdam et sa halle aux poissons.

Au centre s’ouvre une brèche menant au clocher comme à un cul-de-sac. Les  murs de part et d’autre figurent des centaines de bonshommes réunis dans l’attente du Jugement Dernier. A gauche, à mi-hauteur, les appelés, penauds, calmes comme des vaches sacrées, patientent au-dessous d’une banderole où l’Apocalypse avertit:
« J’ai vu aussi les morts, les grands et les petits, debout devant le trône. On ouvrit des livres, puis encore un autre livre, le livre de la vie. Les morts furent jugés selon ce qu’ils avaient fait, d’après ce qui était écrit dans les livres. »

Chacun des prétendants porte un livre ouvert contre sa poitrine nue, endosseur de ses vertus, et espère que Dieu y apposera une approbation crucifique. Ce qu’il y a eu de meilleur est écrit noir sur blanc, dernier vêtement avant l’Eternité.
Chaque être est soudé à son énoncé comme la torche à la flamme — l’irréfragable et le symbole.

Sur le mur de droite, d’autres prétendants, nus eux aussi, portent des livres mais ne sourient pas, ne prient pas. Ils sortent de leurs tombereaux et s’enchevêtrent en une pagaille de chair molle. Leurs livres sont déchiquetés. A ceux-là, l’enfer est destiné. En voyant ces saints et ces damnés accompagnés de leurs livres, on comprend comment la chair et le discours peuvent être liés en un même ensemble mystique, à la fois réel et infiniment hypothétique (le réel est une hypothèse infinie). Vision lumineuse du lien entre la faillibilité du corps et l’exigence de la pensée. Au centre, deux anges, vêtus de l’aube et de la dalmatique, annoncent au son luisant de leurs clairons la Résurrection et le Jugement.

A gauche, au-dessus du Purgatoire, le Paradis n’est pas une île exotique parsemée de palmiers, mais une rangée d’êtres humains patients et pauvres, certains rois, d’autres empereurs, les quatre ordres mendiants et les apôtres auréolés. Le paradis n’est fait que de chair et d’énoncé, tandis que de larges nuées traversent son pendant, à droite du chœur, au-dessus des damnés, comme pour accuser ceux qui ont cru que le ciel serait vide de l’avoir, par là même, vidé.

Enfin, de part et d’autre de l’autel, loin des anges et des saints, mugit l’enfer dantesque : fournaises, écorchements, lézards venimeux, masques enchantés. Six des sept péchés capitaux sont représentés. Seuls les Paresseux ne s’y trouvent pas. Les orgueilleux sont attachés à des roues, nombrils dégringolant aux ventres des montagnes. Les envieux hennissent dans des fleuves d’eau glacée. Le démon Baalberith et ses milices fourchues dépècent les coléreux. Les avares mijotent dans des chaudrons d’or. Les gloutons mangent des charognes, tandis que des monstres à plumes d’oiseaux s’affairent, cornes de buffles, langues de caméléon, désarticulés — sbires de Mammon ! Enfin, les luxurieux, qui n’ont pas d’imagination, sont livrés à un puits en flammes, comme si le diable, à leur endroit, n’avait pas daigné faire preuve de créativité, les confiant seulement au régal d’Asmodée.

(Sûrement le grand Bosch a-t-il été à Albi avant de peindre son triptyque. Les dates correspondent.)

La représentation est pleine d’espoir, car le Paradis est plus peuplé que l’enfer. Donner plus de place au Paradis fut un choix conscient de la part des peintres et une contrainte qui en dit long à leur sujet. Dire le Beau et le Vrai est moins facile que de dire l’affreux et la duplicité.

Il y a eu une partie centrale au Jugement, détruite à la fin du dix-septième siècle par un archevêque au nom loufoque et remplacée par cette ouverture vers un cul-de-sac. Le mur en question figurait le Christ et Saint-Michel, qui n’étaient ni du côté des bons ni de celui des mauvais mais au centre éclairé du Jugement Dernier. A leurs pieds avaient été représentés les Paresseux.

La modernité a enlevé le Juge du Jugement et la Paresse des péchés.

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Guillaume Sire
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