Douze transformations

Les flux, le froid, l’effluve envenimé
Du soir, brûlants vertiges de vacances
D’hiver, tourmentaient la nuit d’Irénée.
Le temps a longtemps été en avance.

S’abandonner comme un objet au seuil
De soi-même en renonçant au confort
De la pensée solide. Haïr l’écueil
Lointain… Seul le danger est assez fort !

L’imagination doit stopper, mourir,
Elle a trop pactisé avec l’esprit,
Il faut encor chasser les souvenirs,
Les solutions, tout ce qu’on a appris.

Dans l’idéal spécifique chercher
L’universel ; et dans l’individu
Tous les individus. Enfin, trouver
Comment ne rien chercher — pour n’être plus.

1.
Irénée s’est absenté de lui-même
Autant qu’il a pu. Il s’est transformé
D’abord en épi de blé mûr. Qui sème
Récoltera, qui récolte a semé !

Des vapeurs d’or, des mousses de soleil,
Filtres surexposés, braseros, soirs
Iridescents… Des arbres jaunes veillent
Sur la campagne et tiennent l’encensoir

Dont la fumée dévore une étendue
Qui rougeoie, se ramasse et disparaît
Sous la lèvre inouïe, de plus en plus ;
— hasard précis où l’illusion est vraie !

Dans un élan d’orgueil, l’horizon, net,
Au soleil amarré, lance un ultime
Flambeau sur les épeautres ; la comète
Enflammée lèguera son feu aux cimes !

2.
Irénée, qui n’est plus Irénée, croit
Maintenant être un ostensoir en fer
Très cabossé. Dedans, on entrevoit
Un peu du Paradis et de l’Enfer.

Pour chaque impossibilité d’un Nombre,
La nécessité du Principe. On veut
La lumière, on ne peut résoudre l’ombre.
Ne pas savoir où est Celui qui peut !

La cible de l’ostensoir est visée
Par le ciel, qui se projette en dedans
Tout entier, d’un seul coup ! L’éternité
Aura un jour le dessus ; et l’instant

N’a qu’à bien se tenir, là, à sa place,
Réduit où il n’est plus qu’un animal
Verdâtre et lâche, enragé, un rapace
Dont le bec est becqueté par le mal !

3.
Irénée a tout été, tout connu,
Du moins le pense-t-il, car désormais
Il parcourt un livre sombre et cornu
Ecrit par un prophète qui jamais

Autrefois n’avait daigné partager
Le fruit sacré du savoir recueilli
Depuis cent dix mille et cent mille années,
Au fil ténu de l’eau — pensées bénies !

Du grimoire s’échappe, par bouffées,
Une vapeur ultraphysique et blonde,
Barrée de fléaux noirs puis aspirée
Comme une âme vers la gorge du monde.

Ce grimoire en bure, c’est Irénée,
Les pages, la peau, le vélin, l’odeur
De musc et de ruisseau, le délié
Des formules antiques. Eclaireur !

4.
Clarté ! Transfuge ! Ses yeux sont les mains
D’un maître chanteur. Le poignard au poing,
Le feu au poignard ! Irénée, demain,
Rançonnera la gloire ! — pour le moins !

Il taillera des éclairs écarlates
Aux écorces dorées des acrostoles ;
— Qui a eu n’aura plus ! Argent, or mat !
Irénée, brabançon, mangeur d’idoles,

Soiffard, gredin et coquillard, s’en va
Par les chemins descendre les repus
D’un coup de lame ! Il ouvre avec fracas
Le sein qui a trop mangé et trop bu !

Surtout, rien ! il ne faut rien vouloir ! Nul
Besoin n’est comblé sans être aussitôt
Assoiffé de lui-même. Les pustules
Arrivent quand on pense être assez beau.

5.
Dans le drap béni d’un paneton blanc,
Irénée, emporté par le langage,
Est devenu le chausson d’un enfant,
Et les enfants, eux seuls, ont tous les âges ;

Les fesses d’un angelot potelé
Blanches et roses, ses mollets, ses joues,
Des fleurs coupées, des compotes, du lait,
Du talc et des coussins, de clairs joujoux,

Tout cela rapproche Irénée d’un ventre
Orbe et fourré de chair élémentaire
Où il rentre — antre, ventre entre les ventres !
Chère chair chérie, chair entre les chaires

Qui, des sanctifications de l’enfance
Où tout est grave et où rien ne s’achève
A fait un drame irrévocable — et lance
A l’avenir un flot constant de sève !

6.
C’est la respiration d’un condamné
A mort, lente et pitoyable oraison,
Qu’est devenu maintenant Irénée.
La cellule tranchée par les rayons

Prend autour de ce corps qui va s’éteindre
Aussitôt que les tambours scelleront
La vérité qu’aucun dieu n’a su peindre
En leurs treize estomacs ablépharons.

Défaire l’ambition et le désir —
A quoi bon emporter de cette vie
Dont on n’emporte pas de souvenir
Ce qui nous a arraché à la vie ?

Cris, fièvres d’enfant, poussière, gerçures,
Urine des prisons, latrines aux bords
Couverts d’excréments… Le supplice dure
Jusqu’à ce qu’on lui préfère la mort.

7.

Irénée va de ce triste infini
A l’infiniment plus écervelé
Corps d’une foule d’un milliard d’amis
Pouvant agir mais ne sachant penser…

Il s’est transformé en démocratie !
Il est la voix de tous — cœur de personne —
La bêtise n’est plus son ennemie
Depuis qu’on peut voter par téléphone.

« Libérez-le ! Libérez Barabbas ! »
Hurle Irénée avec tout son grand corps
Qui est tout sauf une âme. C’est la passe
Aux poissons où nagent les peuples morts

Et où les idées sont de longs serpents
Hérissonnés d’échardes vénéneuses,
Sur les langues desquels poussent des dents
Violettes, inassouvies et hideuses.

8.
Devant lui, un sexe comme une fleur
S’entrouvre, incandescent et parfumé,
Dont le plaisir exige la douleur.
Irénée s’en va expérimenter

Un événement qui n’aura de bouche
Et d’yeux que lorsqu’il aura bâillonné
Sa bouche et ses yeux. Les yeux et la bouche
Ouvriront leurs mains pour voir et parler !

C’est soi, soi ! soi ! toujours soi ! et c’est lui
Pourtant, toujours l’autre qui n’est pas soi,
Miroir où Irénée penche et s’appuie
Comme à un crucifix sans Christ en croix ;

Il lèche son nombril, défiguré
Par l’attraction d’un désir sans remord,
Insatisfait car il a désiré
Un sexe ouvert, vide, temporel, mort !

9.
Irénée est maintenant un énorme
Animal sans verbe, dont le regard
Flotte derrière lui, protéiforme,
Comme un autre animal venu plus tard.

Epuisé, il porte sur l’encolure
Le signe de l’ami qui l’a nourri
Et le mangera, puisque sa nature
Requiert qu’il soit le repas d’un ami.

Déesse Apis ! Veau d’or ! Grand sacrifice !
Cris innocents des bêtes désignées
Pour endosser les péchés et les vices
Des hommes n’ayant pu se résigner.

Le bouc-émissaire a tout pardonné
A son bourreau aussitôt que la lame
A plongé dans son flanc pour y trouver
Le souvenir mythique d’Abraham !

10.
Irénée plante ses pieds dans un sol
A l’intérieur duquel il prend racine
Et décarcasse de bleues alvéoles,
— venin solide, écœurantes glycines !

Ses bras sont massacrés par milles branches
Qui jaillissent de son dos et son ventre,
Lui percent des trous affreux sur les hanches
Et détruisent son cerveau par le centre.

Irénée, quand s’achève le supplice,
Est un cyclope fixe et végétal,
Un cèdre du Liban dont le complice
Oiseau émet un couplet radical.

Tout est mouillé, tout est vif et vivant
Dans cet ange immobile aux ailes vertes
Qui le soir est penché comme un servant
D’autel venu sucer l’hostie inerte.

11.
A la pierre ! Au marbre ! A la forme intacte !
Fractures ! Substances ! Combinaisons !
Le marteau de Michel-Ange en contact
Avec le feu donne au feu la raison !

L’Ange, seul Italien qui fut antique,
Réconciliant l’Occident et la Grèce,
C’est lui, c’est Irénée, sculpteur épique,
Le messager du Christ et des déesses !

Sa Rondanini, dans un mouvement
De foudre, découvre le ténébreux
Mystère dissimulé dans le sang
Des atomes et la cuisse des dieux !

Il comprend : la lumière a une voix,
Elle a des mains, un cœur, elle a un nom,
Elle rassemblera comme autrefois,
Un jour, bientôt, la flamme et le tison !

12.
La lumière, en plus d’une intensité,
Est le lieu d’une impulsion, a un poids,
Elle est symbole, vecteur, densité ;
Elle est le Seigneur Christ après la croix,

Zeus en larmes sur le sein d’Athéna ;
Elle est tout l’univers et son contraire
Ce qui existe et qui n’existe pas,
Atome, planète, interstellaire

Et insécable vérité présente
Partout et de tout temps, en tout, toujours,
— secret final, Monade bienfaisante !
La chaux et le feu, l’étoffe du jour !

Irénée est le poumon du volcan
Par lequel l’univers a inspiré
Alors qu’il était encor un enfant
Par lui seul entrepris et accouché.

***

La vraie limite a été transposée.
Tout cela, ce rêve, n’est que langage,
Que parole, que symbole ; Irénée
Vivra mille ans et l’enfance est son âge.

Le rythme a fondu, la phrase a parlé ;
Tout parle ! Tout parlera ! Préscience
D’un univers où ce qui fut créé
Résistera aux chocs : résilience…

Mystiques détours de l’esprit au bord
Du cœur et du cœur autour du cerveau,
Pour que soient accouplés l’âme et le corps
Et que brûle le feu dans le tombeau !

Ses yeux ouverts comme des fruits l’été
En garde à la limite de lui-même,
Irénée est maintenant éveillé
Absolument. Il n’est plus qu’un poème !

About Guillaume Sire

Guillaume Sire
This entry was posted in Poésie. Bookmark the permalink.

Leave a Reply

Fill in your details below or click an icon to log in:

WordPress.com Logo

You are commenting using your WordPress.com account. Log Out /  Change )

Twitter picture

You are commenting using your Twitter account. Log Out /  Change )

Facebook photo

You are commenting using your Facebook account. Log Out /  Change )

Connecting to %s