Les lieux, les monuments, la technologie, les équilibres et les déséquilibres, les préoccupations, les clivages, les pratiques médicales et les modes vestimentaires sont exactement les mêmes que dans le présent.
Les noms des personnes vivantes, en revanche, sont des noms qu’on ne connaît pas. Ce ne sont pas des pseudonymes utilisés pour désigner ceux qui existeraient dans le présent, mais des noms authentiques de protagonistes et de personnages dont l’existence n’a lieu ou n’a eu lieu que dans le roman écrit au presque-présent .
Autre particularité importante : les protagonistes ne connaissent pas les personnes célèbres du présent. En revanche, ils connaissent celles du passé. Platon, Attila, Voltaire, Clemenceau et Hitler existent à la fois dans le présent et le presque-présent. La réalité réelle et la réalité romancée partagent ainsi le même système de références aux personnes et aux événements du passé, et les mêmes contraintes à l’égard de ces références.
Des exceptions sont acceptées pour les êtres qui existent en chair et en os dans le présent, et qui pourront agir ou être mentionnés dans le presque-présent à la seule condition d’être suffisamment éloignés de l’action pour ne pas jouer de rôle décisif ni pouvoir en jouer un. Ils seront dans ce cas la représentation d’eux-mêmes, et non pas eux-mêmes directement. Un patron d’entreprise deviendra le patronat, un chanteur deviendra la chanson, etc. Si l’auteur veut donner de la chair et des os à un patron, à un chanteur, etc., s’il souhaite en faire un personnage crédible, et pour cela sortir des clichés, il devra le créer de toutes pièces, et lui donner un nom qui n’est le nom de personne et qui ne ressemble au nom de personne, en tout cas au nom d’aucun patron, chanteur, etc.
Le récit est rapporté au passé, et l’action a lieu dans ce qui semble être l’avenir, étant donné par exemple que le Président de la République porte un nom inconnu, mais un avenir très proche, puisque l’état de la technologie, de la mode, etc., sont exactement les mêmes que dans le présent.
Si l’auteur doit se mettre en scène, que son narrateur quitte le présent et habite entièrement le presque présent. Il ne doit pas essayer d’être un pont entre les deux, ni de se situer uniquement dans le présent. Ces deux erreurs le conduiraient sans aucun doute à des échecs qui l’obligeraient à reprendre depuis le début. Il aurait travaillé pour rien.
Le recours au presque-présent confère une grande liberté à l’auteur, à qui il permet de parler de sa propre époque sans évoquer ceux qui comptent (ou croient compter), et qui ne sont pas plus ambitieux et communs, butors, crétins, fascinants, spécieux et géniaux, pas plus humains en somme, que ne le sont les protagonistes d’un roman. Parce qu’il arrive que le mot soit plus humain que la chose, autant créer des personnages qui ne sont faits que de mots. Les biographies de ceux qui comptent (ou croient compter) dans la réalité réelle, et le fait qu’ils existent et voudraient, ou ne voudraient pas, qu’on parle d’eux de telle ou telle façon, pourraient contraindre la narration ou en polluer la réception. Le recours au presque-présent permet à l’auteur de déjouer cette contrainte sans verser dans la science fiction, le roman d’anticipation, ou faire comme ces écrivains qui prétendent analyser le présent alors que l’action de leur roman se situe quarante ans plus tôt.