Précipice

— Cela ne veut rien dire, avait dit Sophie à Pierre.
Comme il ne répondait pas, elle avait répété.
— Cela ne veut rien dire.
Une journée bizarre. Pierre avait demandé trois fois à la boulangère de lui rendre sa monnaie. Le croissant était d’hier. Au travail, tout lui avait paru trop normal, efficace, sans qu’aucun projet n’ait été clairement défini. Il avait essayé de se confier à Sophie, sa collègue, presque son amie, mais elle lui avait répondu :
— Cela ne veut rien dire.
Et comme il ne répondait pas, elle avait répété.
— Cela ne veut rien dire.
Alors Pierre était rentré chez lui. L’appartement était grand depuis que France était partie. Elle avait voulu divorcer. Elle lui avait dit qu’elle ne croyait plus en l’amour éternel, que ce n’était pas contre lui, qu’il ne fallait pas se fâcher, qu’elle ne l’avait pas trompé, mais qu’il était temps à son avis de passer à autre chose.
— A quoi ? avait demandé Pierre.
Et comme elle ne répondait pas, il avait fini par soupirer.
— Cela ne veut rien dire, avait-il dit.
France était partie vers d’autres projets non clairement définis, d’autres hommes qui, comme elle, et comme lui, comme Pierre, ne voudraient pas d’enfant, parce qu’ils préféraient eux aussi profiter de la vie. D’autres hommes qui seraient comme Pierre en définitive, exactement comme lui sans être exactement lui. “Carpe diem”, comme elle dit. “La vie n’est pas longue, dit-elle aussi, il faut en profiter”. Et d’autres conneries du genre : “On n’a qu’une seule vie…”
France est partie.
Pierre regarde la télévision. Il change de chaîne tout le temps. Il ne regarde aucun programme jusqu’au bout. Il mange un plat acheté tout-fait et réchauffé dans le micro-onde. Une minute trente, c’est brûlant. Il ne boit pas de bière, car cela fait trois ans qu’il oublie d’en acheter tous les jours, en rentrant du travail, et qu’il n’a pas le courage de ressortir. S’il était courageux, Pierre serait alcoolique.
A part le départ de France, il y a trois ans, il n’a jamais eu aucun vrai problème. Ses parents sont en bonne santé. Son travail est intéressant, bien payé, socialement reconnu. Pierre est propriétaire d’un appartement près de la rue des martyrs, lumineux, en parfait état, dernier étage, les plafonds haut, du parquet, quatre chambres, salon, salle à manger, cuisine américaine, cave, parking. “Tu as de la chance”, lui dit-on souvent, même depuis que France est partie.
— Pourquoi ? demande Pierre.
— Oh, je disais ça comme ça.
Il pleure maintenant. Et à chaque fois qu’il pleure, presque tous les soirs, devant la télévision, Pierre a l’impression que c’est la première fois qu’il pleure pour de vrai.
— Et s’il n’y avait rien ? répète une voix dans sa tête, sa voix, la voix de personne, exactement comme la sienne mais pas la sienne exactement.
— Et s’il n’y avait rien ?

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Guillaume Sire
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