Depuis trente ans que je pratique la médecine dans cette banlieue, entouré de ces hautes tours, de ces avenues sans identité, de ce peuple arlequin, ses espoirs renoncés, trente ans que je vis moi-même en ce lieu qui n’existe qu’en tant que bannissement du lieu, en cela qu’il se trouve pour ainsi dire à des lieues du lieu, ce lieu qui n’advient pas, espace en dehors du temps, marécage municipal, j’ai fait la découverte d’un mal singulier et regrettable : une infection tout à la fois urbaine, spirituelle et sociologique.
Ce mal s’observe chez les enfants surtout, et chez ceux parmi les adolescents qui sont les plus dissipés, les virulents, les plus jeunes encore, en un mot : les plus vivants. Les adultes, eux, se sont habitués. En outre, les conclusions de mes recherches sont sans équivoque : ce mal n’est présent que chez les habitants de la première moitié des plus hautes tours, autrement dit ceux-là qui vivent plus près du sol que du ciel.
Symptômes : migraines, harassements permanents, troubles du sommeil, cauchemars, infections urinaires, acné prononcée, comédons, selles liquides, affreusement odorantes, mauvais résultats à l’école.
Hypothèse : la gravité est un sentiment. Les jeunes gens vivant en bas des tours sentent au-dessus d’eux la vie, la légèreté, en regardant par la fenêtre ils imaginent le paysage que d’autres voient, ils se sentent écrasés, pas seulement socialement mais physiquement, piétinés par tous ceux qui marchent au-dessus d’eux, noyés par l’eau qui coule depuis les salles de bain des étages supérieurs dans les tuyaux des leurs, les excréments à la file indienne. Adultes, ils renoncent. Ils se tassent. Ils encaissent. Mais jeunes, ils espèrent encore qu’un appartement se libèrera au dernier étage.
Conclusion : ce ne sont pas les banlieues le problème, ni les barres d’immeubles, ni les tours, mais les étages inférieurs. Aucun enfant ne devrait vivre dans la première moitié d’une tour. C’est une question de santé publique.