Diane et Violaine avaient dit un jour à leur petite sœur Ophélie qu’une amie est quelqu’un avec qui on partage des secrets. Agathe justement, une copine de sa classe, avait un secret à confier à Ophélie, c’était en tout cas ce qu’elle lui avait dit dans la cour des maternelles :
— Ce secret, tous ceux qui sont en CP le connaissent. Ceux qui savent lire… Nous, on nous prend pour des idiotes.
— Tu me le diras ?
— Oui, demain.
Pourquoi Agathe avait-elle tenu à attendre un jour ? Ophélie ne le saurait jamais. C’était peut-être pour vérifier de son côté. Ou bien la pitié, un instinct de conservation.
Ophélie rentra chez elle rongée par l’envie de savoir.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda sa mère qui se douta que quelque chose la tourmentait.
— Demain, Agathe me dira un secret.
— C’est que vous êtes de vraies amies.
— Il y a des secrets, toi, que tu ne me dis pas ?
Sophie pensa immédiatement à une conversation qu’elle avait eue avec son mari la veille.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Je veux savoir si tu es mon amie.
— Je suis ta mère, c’est différent.
— Donc tu as des secrets ?
— Les adultes ont des secrets.
— Jésus avait-il des secrets ?
Sophie réfléchit.
— Jésus avait un secret, et il nous l’a révélé.
— Qu’est-ce que c’est, le secret de Jésus ?
— Nous devons nous aimer les uns les autres.
— Mais si on le sait, ce n’est plus un secret…
— Tout le monde ne le sait pas, et ceux qui le savent ne l’ont pas forcément compris.
Cette nuit-là Ophélie peina à trouver le sommeil, excitée à l’idée qu’Agathe, le lendemain, révèlerait le fameux secret.
Au petit-déjeuner, elle demanda à son frère Fix s’il avait des secrets.
— Je n’en ai pas, car j’ai remarqué que cela créait des disputes. Alors je dis la vérité tout le temps.
— C’est idiot, dit la soeur Diane.
— Qu’est-ce que tu as dit ? s’énerva Fix.
— Tu vois, la vérité aussi peut créer des disputes.
L’autre soeur Violaine avait le nez dans les corn-flakes.
— Moi je parle le moins possible, dit-elle, comme ça je ne suis pas obligée de mentir et je ne suis pas non plus obligée de dire la vérité.
— Quand on a un secret, ça veut dire qu’on ment ?
— On ment pour le protéger, expliqua Diane.
— Je déteste les secrets, conclut Fix.
Le lendemain, pendant la récréation, Agathe conduisit Ophélie sous le préau, à côté de la table de ping-pong, où personne n’allait.
— Tu veux savoir le secret ?
— Oui !
— Chut, moins fort.
— Pardon…
— Tu jures que tu ne le répèteras pas ?
— Croix de bois croix de fer, etc.
— Alors voilà…
Agathe prit une inspiration.
— Le Père Noël n’existe pas.
D’abord, Ophélie fut déçue.
— Je le savais, dit-elle.
— Tu savais que le Père Noël n’existait pas ?
Entendre la révélation pour la deuxième fois la rendit plus vraie, mais elle tenait à garder la face.
— Oui.
Agathe était déçue. Ophélie craignit qu’elle ne veuille plus être son amie. Le sentiment de solidarité censé être scellé par cette révélation n’était pas venu. Au contraire, le secret les avait éloignées.
— Le Père Noël n’existe pas, répéta Agathe pour la troisième fois. Ce sont les parents qui déposent les cadeaux au pied du sapin. Les parents nous mentent. Tes frères et sœurs t’ont menti.
Ophélie sentit un javelot lui traverser le cœur. Ses parents, ses frères, ses sœurs, Diane… Etait-ce possible ?
— Si ça se trouve, Dieu n’existe pas.
Ophélie eut le vertige.
— Et Jésus ?
— Même Jésus.
A cet instant, elle se mit à haïr Agathe et à ressentir quelque chose de proche pour Diane, Fix et ses parents.
Un élément fondamental venait de se briser en elle — un fondement : les traces de traîneau dans la neige, les épines du sapin, la crèche, les santons, les mandarines, les prières du soir, le calendrier, les papiers-cadeaux, le Père Fouettard, la voie lactée, le grand Nord, l’odeur de laine et de chocolat, les lutins barbouillés de confiture, les usines à joujoux et les pantoufles près de la cheminée, la messe de Noël et l’attente qu’il soit l’heure de se précipiter dans le salon pour trouver, au pied de l’arbre, des paquets de toutes les tailles et de toutes les couleurs, déballer, ouvrir, crier. Tout ça était faux ! Un coup monté ! Une flamme froide s’était allumée. Déjà, l’adolescence avait commencé, l’écriteau « Défense d’entrer » sur la porte de la chambre, le rock, les doigts d’honneur, les cigarettes. Tout était là, son destin de jeune fille, de femme, ses cycles, son intimité. Ses parents lui avaient menti. Le Père Noël n’existait pas. Ophélie s’enferma dans les toilettes sous l’escalier.
Après dix minutes passées à se tirer les cheveux et à nier ce qu’elle ne pouvait plus nier parce que c’était l’évidence même (comment s’était-elle laissée berner ?), Ophélie finit par conclure que pour Dieu ce n’était pas la même chose que pour le Père Noël, car on ne prie pas le Père Noël. Elle eut la certitude que Dieu existait parce qu’on allumait des bougies dans les chapelles, et parce que ces bougies, d’une certaine façon, c’était Dieu lui‑même, le secret de l’existence de Dieu.
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