L’invention de l’horloge mécanique à la fin du quatorzième siècle a abouti à un changement assez regrettable dans l’imaginaire collectif. L’humanité est passée d’une conception qualitative du temps, à une conception quantitative. Nous nous sommes mis à compter ce que jusque là nous avions seulement ressenti. Nous sommes passés autrement dit d’un paradigme basé sur l’écologie (je m’inscris dans l’environnement, ma pensée essaye de trouver sa place dans le cosmos, c’est-à-dire dans un ordre qui lui préexiste) à un paradigme basé sur l’organisation (j’impose ma personne à l’environnement, je le rends personnel, et rien n’est plus grand que ma pensée, tout lui est subordonné). Le temps est un noumène. L’horloge mécanique en a fait un phénomène. En cela, elle est moderne par excellence: non contente de subjectiver le Bien, la Vérité et la Beauté, la modernité a déclaré que le Temps lui-même n’était rien d’autre qu’une vue de l’esprit. L’invention de l’horloge mécanique va avec l’univocité, le nominalisme, la Réforme, Descartes et, finalement, Kant et les droits de l’homme, puis Duchamp, Dada, le surréalisme, la déconstruction, le relativisme éthique et scientifique, le technodéterminisme.
Nous avons divisé les jours en heures, en minutes, en secondes, de façon tout a fait arbitraire, et l’humanité a prétendu régler le cosmos. Une règle a remplacé un principe : l’horloge mécanique est pharisienne. Comme d’autres lois célestes, le temps est tombé dans les mains des Pharisiens.
Lorsque la nuit le tic-tac d’une trotteuse m’empêche de dormir, au point que j’en deviens fou et que je finis par vouloir jeter l’horloge par la fenêtre, c’est moins le bruit qui me dérange, que la sensation que cette trotteuse ne dit rien du temps qui est en train d’avoir lieu. Soudain quelque chose en moi comprend à quel point il est absurde de compter le temps de cette façon. C’est cette absurdité qui me rend dingue, l’absence de relation entre ce qui est certainement vrai et ce qui est prétendument réel.
Le malaise de nos contemporains vis-à-vis de la mort peut être imputé pour partie à l’invention de l’horloge mécanique. Comment voulez-vous comprendre ce qu’est l’éternité, ou le néant, et la mort en général, quand vous croyez que le temps est une addition infinie ? Comment voulez-vous que la vie ait un sens si vous pensez qu’elle n’est rien d’autre qu’une certaine quantité de minutes passées sur cette terre ?
Les montres que nous portons au poignet sont des bracelets de prisonnier. Elles nous enferment dans le mensonge subjectiviste. Il nous semble tout à coup en les portant que le temps nous est compté — alors même que c’est nous qui sommes en train de le comptabiliser ! Du coup, nous voulons tout, vite, consommer, jouir, nous divertir, voyager, photographier, archiver, stocker, publier, hurler. Nous ne sommes pas absolument modernes (il faudrait pour cela revenir à une vision transcendantale du temps), mais infiniment contemporains.
Celui qui s’est déjà confronté au “paradoxe sorite” a appris qu’un tas de sable n’était pas réductible au nombre de grains qui le composent. En enlevant les grains un à un, vous n’arriverez jamais à déterminer la quantité exacte à partir de laquelle le tas n’en serait plus un. Autrement dit, le tas de sable est autre chose qu’une certaine quantité de grains amassés sur la table. De même, la vie est autre chose qu’une certaine quantité de minutes passées sur cette terre, et le temps, tenez-le vous pour dit, n’est pas une quantité.
Oh oui. Merci Guillaume.
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