C’était sans doute le plus fin lecteur qu’il y ait jamais eu. Il n’a jamais versé ni dans la pédagogie simplificatrice ni dans le snobisme bourgeois, ni dans le calcul politique, ni dans le cynisme germanopratin, ni dans la sociologie clinique, ni dans la sémiotique stérile, ni dans le désespoir romantique, ni dans le coup de gueule réac. C’est grâce à lui que j’ai découvert Paul Celan. C’est grâce à lui que je me suis lancé à l’assaut d’Heidegger. C’est grâce à lui que j’ai su pourquoi je préférais Dostoïevski à Tolstoï. C’est grâce à lui que j’ai compris comment le “nominalisme” et la “déconstruction” avaient essayé de liquider l’art et la pensée. Son essai Réelles présences est capital. Tout le monde devrait le lire, l’avoir lu. On devrait l’étudier, le citer partout, tout le temps. Parce que Steiner avait tout compris. Tout, tout…. Non seulement le langage dit des choses, mais en plus le langage a des choses à dire. Il ne s’agit pas d’un instrument mais d’une lumière vivante. Et cette lumière ne provient pas (n’en déplaise à celui-ci) du scribe qu’elle éclaire. Quelque chose vibre sous le métal rougeoyant des mots. Il y a une Présence. Une ou deux fois par an je visionne de nouveau les deux célèbres dialogues de Steiner avec Boutang (vous les trouverez sur le site de l’Institut National de l’Audiovisuel : le premier sur Antigone, le second sur la ligature d’Isaac). Et chaque fois j’apprends! Je n’oublierai jamais sa voix métallique, amusée, gentille. Sa façon de revenir en arrière sur son fauteuil. La manière discrète qu’il avait de passer la langue sur les lèvres avant de prendre la parole. Et ses silences foudroyants.
Je sais qu’il est là encore, sous le langage. Et je sais que dans le tombeau Antigone lui tiendra la main et l’invitera à passer la porte étroite avec elle. Il suivra, amusé, cette jeune fille aux yeux noirs.
De mon côté, j’ai ressorti du placard la lettre qu’il m’a envoyée il y a quelques années pour répondre à celle, exaltée, que je lui avais fait parvenir après la lecture de Réelles présences. Cette lettre maintenant c’est mon trésor. Ces mots, cette écriture… à force de les regarder c’est sûr je vais finir par les voir bouger, tandis qu’Antigone, à travers la page, me dira : “Je m’en occupe, ça va.”
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Bonjour,
Vous m’apprenez la triste nouvelle.
Depuis plusieurs semaines, Shakespeare m’accompagne et je repense à la phrase de Steiner à son propos : “Que nos vies, que nos langues seraient grises sans Shakespeare” (in Errata).
“Tout le monde devrait le lire, l’avoir lu. On devrait l’étudier, le citer partout, tout le temps”. Absolument ! Je vais m’y employer davantage, m’en occuper au mieux…
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