Il y a approximativement deux cent mille ans, un grand singe au crâne hypertrophié râtela un objet – cep de vigne, souche, artefact – et s’écria : « C’est à moi ! »
Ses griffes, qu’il avait redoutables, y laissèrent une trace : la sienne. Déjà un témoignage.
Le singe rangea l’objet près d’un lieu où il décida de passer chaque nuit. Cet endroit s’appropria bientôt son odeur : le grand singe possédait le lieu et le lieu le dépossédait. Il y entreposa les bêtes qu’il avait tuées, les os rongés et les peaux, les dents — preuves de sa patience et de son courage.
Le grand singe urinait toujours sur le même arbre, éloigné : ses excréments l’indisposaient. Quelque chose, en lui, le gênait.
L’endroit où il dormait, en revanche, qui n’était pas en lui mais projeté autour, comme son odeur, le rassurait.
Le grand singe rencontra une femelle et lui proposa de partager son endroit et ses objets à condition qu’elle acceptât de lui donner des enfants capables de les nourrir lorsque la force les aurait abandonné. Car bientôt, la force les abandonnerait. D’ici là, il promit à la femelle de la protéger. « Ce soir, lui dit-il, ce soir je te possèderai. »
D’autres grands singes imitèrent celui dont j’ai parlé : ils dénichèrent un endroit et des objets qu’ils partagèrent avec des femelles en échange des enfants qu’elles leur donnaient.
Les singes étaient devenus des semblables qui se reproduisaient et s’imitaient. (Je te singe. Tu me singes. Il nous singe. Nous les singeons.)
Avant de mourir, l’un d’eux dit à son fils : « Ces objets et cet endroit sont à toi ; tu trouveras une femelle et, avec elle, tu les partageras. » Il inventa la transmission.
Le fils additionna les objets de son père aux objets qu’il possédait déjà et n’eut aucun mal à trouver une guenon calme et féconde.
Non loin de là, un grand singe désira bientôt s’approprier les objets, endroits et femelles d’autres grands singes tout en conservant ceux qu’il possédait déjà. Il n’avait besoin ni de ces endroits ni de ces objets ni de ces femelles, mais l’idée qu’un autre puisse avoir un objet, un endroit ou une femelle qui, peut-être, étaient mieux que les siens, lui était insupportable. Il voulait être celui qui a.
Le besoin céda sa place à la concupiscence.
De la propriété, la hiérarchie : il était préférable de posséder certains endroits, objets et femelles plutôt que d’autres, eux-mêmes préférables à d’autres, etc.
Ce qui était rare était préférable, car il était difficile, tout singe qu’on fût, d’en singer le propriétaire. Ne pas être imité, mais envié : « Richesse » (Richeise).
Dévoré par l’envie de ne pas être imité mais envié, un grand singe ramassa sur le sol un objet et, plutôt que de se l’approprier, le planta dans la gorge de son voisin avant de déclarer que ce que le mort avait possédé serait désormais sa propriété, et que celui qui ne serait pas d’accord subirait le même sort : il n’imiterait plus aucun vivant mais serait forcé d’imiter les morts, c’est-à-dire de ne plus rien posséder.
Les grands singes se mirent à tuer leurs semblables pour une raison qui n’était pas liée à leur survie mais, déjà, au succès.
La violence se généralisa.
Les guenons étaient attirées par les singes qui possédaient des endroits et des objets plus nombreux et préférables, car elles pensaient qu’ils les protègeraient d’autant mieux et que leurs enfants seraient respectés et craints — enviés.
Chaque femelle voulait d’un mâle inimitable.
Un jour, l’un des grands singes, qui était le plus fort, le plus meurtrier, le plus possédant et le plus possessif, décréta qu’il était le chef des autres grands singes, et que tout ce qui leur avait appartenu lui appartiendrait désormais, en échange de quoi il s’engageait à ne pas les tuer et à les protéger. Immédiatement, certains grands singes s’associèrent pour lui tendre un piège et l’assassiner.
Mais celui qui avait organisé l’assassinat déclara ensuite : « C’est moi, maintenant, le chef. Car il vous faut un chef ! »
D’autres grands singes, moins costauds, essayèrent de trouver une alternative à la violence pour s’approprier ce qu’ils désiraient et qu’un autre qu’eux possédait : ils décidèrent d’échanger certains objets, endroits et femelles. On inventa l’économie.
Mais la tentative avait ses limites, car les grands singes voulaient du même objet, du même endroit et de la même femelle : chacun avait le même désir de devenir inimitable. Ainsi, dès lors qu’un grand singe regrettait un échange qu’il avait fait, ou qu’on le lui refusait, le meurtre devenait la seule possibilité pour étancher sa soif.
L’économie n’a rien résolu, cela parce que la circulation des objets n’empêche pas leur hiérarchisation du plus rare au plus commun : du plus inimitable au plus reproductible.
Un grand singe, assez vieux, incapable de se battre, tailla un silex et récupéra le feu sur un arbre frappé par la foudre. Il fit des expériences : quel bois, comment, quand, etc. Plusieurs fois, le feu s’éteignit et le grand singe dut attendre que la foudre tombe à nouveau non loin de là. Grâce à un travail constant, il apprit à maîtriser le feu.
Le même grand singe utilisa le feu pour cuire la viande qu’il digérait ainsi plus facilement. Il ajouta certaines herbes qui lui appartenaient et s’aperçut que, depuis qu’il mangeait de la viande cuite, il était moins malade, plus fort. Ce grand singe décréta que le feu était à lui, mais la saison des orages fit que, bientôt, d’autres grands singes l’imitèrent et acquirent également la maîtrise du feu.
Le grand singe comprit qu’on ne peut pas posséder une idée.
Les idées ne sont pas inimitables.
Puis un soir, ce même grand singe fut tué par un de ses « semblables » qui lui planta un silex taillé dans le cou puis brûla son corps avant de prendre possession de sa femelle et de liquider sa progéniture. Celui qui avait taillé le silex et avait cuit ses aliments fut tué par un silex et brûlé par une idée, la sienne, dont d’autres s’étaient emparés.
Les grands singes décrétèrent alors qu’ils n’appartenaient pas à la Nature, mais qu’au contraire : ils la possédaient. Un rationalisme bestial remplaça dans leurs esprits les hasards de la biocénose.
Les grands singes continuèrent d’évoluer, de moins en moins singes, de plus en plus bêtes. Un jour, l’un d’eux, las de trop de guerres, de sang, pourtant toujours dévoré par l’envie de ne pas être imité, peignit les murs d’une grotte. Il dessina des figures apparues dans son sommeil : corps de cerf, oreilles d’éléphant, griffes de puma, sexe de baleine. Il projeta ainsi un désir qui était désir d’exister et non plus de posséder — désir que le grand singe nomma aussitôt « Volonté ». Il s’aperçut que ce désir et son résultat ne pouvaient être parfaitement ni réduits ni imités : le grand singe pensa qu’il avait trouvé ce qu’était véritablement « la richesse ». Les figures dansaient à la lumière du feu, plus vraies que ce qu’il y avait au dehors de la caverne et dont certains parleurs commençaient à prétendre qu’il s’agissait de la Réalité. Le grand singe pensa que la vérité et la richesse étaient en lui et consacra le reste de sa vie à projeter et à fixer des figures imaginaires sur les parois des grottes dans le but de les traverser.
Quelques années plus tard, quelques minutes, peu importe, les cadavres de leurs frères et de leurs parents éparpillés un peu partout, les grands singes désignèrent l’un des leurs, dont l’oreille était grande et le lobe ventru : un autre manifestement autre.
« C’est ta faute ! crièrent les grands singes en chœur ; C’EST TA FAUTE ! » (Aucun grand singe n’avait déjà crié aussi fort.)
Le bouc émissaire fut égorgé en place publique, et les autres s’apaisèrent. La conscience était née.
Après avoir assassiné celui de leurs semblables qui leur ressemblait le moins, les grands singes vénérèrent cet ancêtre au lobe ventru, car il leur semblait que sa mort avait épargné leurs vies et que, d’une certaine façon, il les avait sauvés. On le représenta sur les parois des cavernes, les yeux et la gorge ouverts ; puis on sacrifia un autre grand singe chaque année, à la lune des semailles, dans l’espoir archaïque que le miracle fût renouvelé.