Tous les Français écrivent un livre. Il y a des manuscrits dans toute la France, les commodes, les armoires, dans les bureaux d’architecte, les cabinets des médecins, les chambres d’étudiant, sous les lits des banquiers, cachés dans les culottes — comme des larmes. Partout, une ambition essaye de rugir, féérie plagiaire, prurits d’immortalité, enculages en Kansas… Il n’y a qu’à voir l’accumulation des manuscrits chez les éditeurs — du travail pour mille ans, à éplucher ces nombrils !
La NRF croule sous la demande : demande d’exister. C’est le secours littéraire, ONG pour bourgeois. Les gens font des relances au téléphone : ils veulent savoir pour quand sont prévues la gloire et les annuités. Les éditeurs travaillent pour dénicher des jonquilles dans la sciure. Et pour vendre. Pour corriger. Les manuscrits qu’ils refusent sont envoyés au pilori (mauvaises braises, grandes flammes !).
Il y a des éditeurs qui font leur beurre là-dessus : « à compte d’auteur », ils s’appellent. Ceux-là proposent au poète de payer pour être génial : distribution garantie, émissions télévisées, etc. Le poète signe et boit du champagne. Il émet un chèque sans le dire à personne : trois mille euros, adieu veau, vache, vacances ! Il fluctue sa copine sans l’avertir pour le Codevi. Il tente la levrette, mais elle lui signifie qu’il ne faut pas exagérer. Ça attendra le Goncourt. Et puis, les illusions se perdent : les émissions ne viennent jamais. L’éditeur a changé de numéro de téléphone. Le gars joue les princes : ce qu’il a écrit était en avance, trop percutant. Il pense qu’ils vont se rendre compte. « Après tout, pense-t-il, René Char a publié à compte d’auteur avant que son Acquis par la conscience ne tombe entre les mains d’Eluard. » Mais le Salon du livre passe et il n’est pas invité. Eluard, mort, ne téléphonera jamais. Il ne reste qu’à mentir sur les chiffres, sans trop en faire : « J’en ai vendu mille… ». Même les mensonges ne bandent pas. Les éditeurs à compte d’auteur se nourrissent de la vanité. Ils sont payés par la vanité. Pour les autres, la situation est difficile : tablettes numériques, traductions à gros tirages, agents littéraires… Eux ils la rémunèrent, la vanité. Il y a tellement de manuscrits dans leurs remises qu’ils ne savent plus comment s’en tirer. Le Minotaure erre dans un labyrinthe de solutions de vente ; Ariane a ligoté Thésée. Nouvelle colère, orgueil pacifiste, cynique… Tout le monde écrit, personne ne lit.