Alain montre ce qu’il y a de commun entre la religion et l’enfance, et en conclut que les croyants sont des enfants, crédules, peureux, irrationnels comme des enfants. La religion serait un enfantillage. Les systèmes de croyance sont des enfantillages. La bourgeoisie est un enfantillage, c’est donc une religion. Comme beaucoup d’anticléricaux, et y compris les plus intelligents, Alain prétend de surcroît que toutes les guerres sont issues des religions. Les guerres proviendraient des enfantillages, donc, puisqu’elles proviennent des religions. C’est prendre le problème à l’envers. Et puis le procédé est malhonnête, car l’enfance, en tant qu’abstraction, le concept d’enfance, est le réservoir de tout. N’importe quel phénomène social ou psychologique peut être enraciné dans le concept d’enfance, de la manière dont Alain y enracine le phénomène religieux.
Le problème est moins dans les religions que dans les enfantillages. Il y a des enfantillages dans toutes les entreprises humaines, et en particulier dans les entreprises politiques. La religion, elle aussi, est politique. Le problème, c’est la politique. Les guerres sont des enfantillages. Le concept de propriété est un enfantillage. Le sur-homme est une idée d’enfant. La force est un enfantillage. Nietzsche a produit une théorie de la cour de récré.
En lisant Alain, on se dit qu’il faut débarrasser la politique (et, par extension, la religion) des enfantillages. L’Occident doit devenir adulte. Or, lorsqu’on voit les attardés qui gouvernent la Silicon Valley, le divertissement généralisé, la fête érigée en programme (cf. Muray), et lorsqu’on voit des adultes aller travailler en trottinette, Donald Trump candidat à la présidence, les insultes de plus en plus primaires que s’échangent chez nous la gauche et la droite, l’inculture grandissante, la fainéantise assumée et le gros bon sens considéré comme la quintessence de la pensée, le relativisme total, la jalousie, les désirs, la pornographie, le culte de la liberté et des droits individuels, on ne peut s’empêcher de penser que la prochaine guerre sera extrêmement violente — au point de penser même qu’elle pourrait être la dernière.
La différence entre un adulte et un enfant, c’est que l’adulte évite les conflits. Il ne pleure pas, ne crie pas, ne frappe pas. L’adulte, le vrai adulte, est pacifiste, non pas parce qu’il a peur de se battre, car la peur est déjà une guerre, mais parce qu’il pense et qu’il fabrique la paix, il oriente la paix, il sert humblement le projet de la paix. L’Occident ne deviendra adulte que s’il comprend cela : il nous faut être totalement, absolument, follement pacifistes.
PS : certains retours m’ont été faits, dont les auteurs s’étonnaient que je fustige maintenant l’enfance alors que j’avais vanté sa grâce et ses mérites dans mon texte Des trois métamorphoses. La confusion vient du fait qu’il s’agit de deux enfances différentes. Chez Alain, l’enfance est vue comme un état de fait, une étape, alors que chez Nietzsche et dans l’Évangile elle est un état d’être : un objectif. L’enfance sert à Alain d’argument, à Nietzsche d’ennemie et à l’Evangile d’impulsion mystique. L’enfance que je critique ici est celle des enfantillages, la même que celle qu’Alain étudie dans le but de déconstruire par l’intérieur le phénomène religieux, une enfance idiote, l’enfance pourrie gâtée de l’enfant roi, les mains pleines de bonbons, la bouche remplie de canines, vampire de ses parents, violent, déjà adolescent, mimétique, fou d’ennui et de désirs, prolégomènes d’un citoyen débile et aliéné.