Le Spleen de Paris

Oh, comme Paris est elle-même quand on est désolé ! Le lézard de son fleuve y est tranquille et lent comme un poison. Les écailles bleues, vertes, grises, dorées, violettes et noires des immeubles, surtout bleues et grises, absorbent une lumière sale, feuilletante comme la fin simultanée d’un million de bougies ; on a son goût d’égratignure dans la bouche, entre le palais et la langue, sa chaleur tiède et pâteuse, ce goût de térébenthine et de pomme de terre, liqueur de la mélancolie. Oh comme Paris est vraie quand plus rien n’y est vrai ! Oh comme Paris est vivante quand on y est presque mort ! Qu’est-ce que cette ville étrange, sinon une espèce de chagrin architectural, des gargouilles malades et de la paresse divine, un bruit glauque, des sirènes prostituées au bord des fontaines, les cris d’amour sous des draps infects de femmes magnifiques, les poètes barricadés dans leurs taudis, la rancune des philosophes et l’adoration du drapeau, toute cette puissance artistique, cette beauté géniale et pointue, toute cette ferraille cartésienne et ces réseaux entre les lignes desquels l’Histoire est visible, sensible et odorante, prise au piège comme un gros poisson mort.

Paris est moins une ville que trente villes à la fois, et les Parisiens moins latins que celtes, shakespeariens, énormes dans la folie et nés pour la peine, détruits de l’intérieur et par envie, cyniques, tordus, méchants, cultivés, énergiques et généreux quand la nuit vient, soulards ancestraux, excursionnistes fous à lier.

Cette nuit-là Charles découvrit la ville parce qu’il ressemblait à la ville, il avait son visage, ses cheveux et son cœur gris, doré et bleu. Une ville, c’est toujours un miroir. Paris déforme et amplifie la peine avant d’annoncer une vérité que chaque Parisien connaît parce qu’il l’entend à chaque seconde au‑dedans de lui-même : « Rien n’est vrai ! Rien n’est vrai ! »

Charles avait entendu ce cri comme un tocsin d’alarme et maintenant il appartenait à ce cri : une lettre d’amour rédigée par le malheur.

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