Pour Maximin de Chassy, en souvenir des temps héroïques
La peau de la rue Sainte-Ursule est indigo, violette, pigmentée, dodue, pailletée d’or, crasseuse, moussue, muée. Elle commence rue Gambetta, à Toulouse, quelques mètres après le lac de la place du Capitole dont les affluents emportent la lumière sans que le niveau ne baisse, et termine place de la Bourse, à laquelle une fontaine fait un bijou égyptien. Sur un bord, numéro quinze, la rue décroche, et au numéro cinq ferme la parenthèse. Absence luxuriante de végétation. Façades hautes. Deux étages pourtant mais la proximité les grandit (luxe pour semi-riches). Les quatre premiers immeubles à main droite ont cela de provincial qu’ils veulent avoir l’air parisien, de ces pays où la misère est un métier, Bordeaux et ses négriers, Amsterdam et ses Bordelais, mieux sinon : Paris. Les fenêtres en forme de ballons crevés et les demi-fenêtres ovales à l’entresol avec leurs minuscules paupières rouillées ne s’ouvrent jamais, à croire qu’y habitent des photos craignant que le vent ne les disperse ou qu’un oiseau malade ne vienne picorer. Ce pourrait être l’adresse d’un protestant ayant renoncé à ses vues après un deuxième divorce, calviniste seulement le matin et moliniste l’après-midi, puis chamane, alcoolique, la nuit.
La rue Sainte-Ursule n’est faite que pour passer, ce sont les lycéens surtout, les livreurs et les avocats (place de la Bourse se trouve le Tribunal de Commerce), et la foudre des jours sans orage qui salive à la commissure. Les trottoirs minuscules obligent les piétons à accélérer et les voitures au milieu d’eux à rouler au pas, le tout dans une compression de César, le métal et la chair, surtout l’envie, l’envie d’avancer, tout ça en harmonie. Deux minuscules rues s’enfoncent vers la Rue Saint-Rome et déséquilibrent l’ensemble. La deuxième est Tripière, étroite avec sa carrure de juillet et son restaurant entre les jambes. Là vivait mon ami Albéric qui ne se presse pas quand il monte un escalier. Chez lui je me souviens des nids d’hirondelle au bord du toit, et de ce balcon sur lequel nous fumions des cigarettes en croyant réduire nos prétentions — sur le dos desquelles pourtant la bête se nourrissait. Ses parents ont vendu cet appartement pour s’installer après la place Dupuy et le canal du Midi. Les faunes débiles et hirsutes qui envahissent la place de la Bourse le soir de la fête de la musique les en auront chassés. Les Toulousains historiques de toute façon, autrefois installés vers la Garonne, ont tendance à remonter vers le Canal. C’est, disons, « le sens de l’Histoire ».
Une nuit je placardais avec Maximin des poèmes sur les murs du lycée Fermat ; nous avions décidé d’être fiers ; c’était presque l’été, les moustaches du ciel frisaient de moins en moins — quand un gyrophare se mit à battre des ailes devant le collège. Nous étions coincés, pris dans un cul-de-sac. En guise d’avertissement, l’ange bleu de la police émit un cri à peine perceptible, l’ombre d’un cri, les policiers désirant sans doute éviter de réveiller tout le quartier avec cette protohistoire de poésie. Un animal se serait laissé attraper et mené à l’abattoir avec des yeux plissés de fakir, mais la bêtise est ce qui nous différencie. Nous avons couru vers la voiture, la voiture a pilé, ses portes ont claqué, elle a fait demi-tour, nous courions, un flic courait et derrière lui suivait son collègue en voiture. Peut-être allions nous mourir. Il faut toujours croire quand une aventure commence qu’on pourrait y rester. Tenez, c’est ce que je me suis dit ce matin en entendant un chien en bas de chez moi — il pleuvait, la coiffeuse est calme en ce moment et pour une fois j’avais dormi (ou était-ce un tour de mon imagination, le diable dans sa boîte ?) : « Tu vas peut-être y rester ».
Devant la porte du collège mon complice prit vers la rue Pargaminière, qui à cette époque n’avait pas était refaite et dont l’odeur de kefta était délicieuse et salée. La voiture était pour lui, le sprinter fut pour moi. Deux heures après minuit, le ginko de l’hôtel Bernuy avait une silhouette en ruines. Je le dépassai puis tournai à gauche devant le tabac où d’habitude un homme plat me vendait des paquets de dix, et à droite : rue Sainte-Ursule. Derrière moi, les pas du sprinter étaient réguliers. Putain, si réguliers ! Je comprenais Eschyle.
La rue m’est apparue plus fermée que jamais, les murs se resserraient, leurs parapets minables et leurs toits faussement hauts se touchaient. Derrière, le flic courrait. A quel point était-il endurant ? Plus que moi en tout cas, je suis trop cynique pour croire qu’il suffira de s’entraîner. Je ne me suis jamais entraîné. Lui, il courait, tranquille, à grande vitesse mais plus calme que s’il avait été immobile. Je me sentais dans un désert sans dune ni végétation à midi un cochon de lait courant devant un guépard (babines retroussées, regard de grand-père cannibale…), la viande sera meilleure si le cochon a vu sa vie défiler, ses premières amours, le silence des granges pavées et l’odeur caressante du fourrage, son fourrage, ses projets.
Il m’a rattrapé rue Sainte-Ursule devant la grosse bouche du cours de danse où je m’étais agenouillé — la place de la Bourse là-bas m’apparaissait lumineuse, orange, argentée, une promesse impossible de salut, le ruban et son ballon au milieu d’une foire où un enfant les a perdus. Trois fois il m’a frappé au visage avec son poing de fer, les étoiles je ne les ai pas vues et la douleur quand j’y pense n’avait rien d’exploitable. J’étais au fond de ma jeunesse. Aucun problème d’argent pour me justifier (mes parents sont fonctionnaires, on avait de la viande au dîner) : « Tout ça pour un poème ! je hurlais. Un poème ! » Je n’aurais pas pu lui faire mal. Evidemment, l’adjudant ignorait qu’il y avait en moi des étonnements qui me pousseraient un jour, aujourd’hui, à décrire ses joues en gomme, la mission convergente des yeux, les cheveux ras, d’un noir sans clarté, sa taille d’au moins un mètre quatre-vingt et son cou droit sans la forme des artères, la tête inclinée vers la gauche et ses mains d’ancien gros, l’action érigée en principe, le blanc grisé des yeux et le drapeau de son écusson au-dedans de sa tête, marié certainement, trop impulsif pour ne pas être marié, gentil à la maison mais au travail méchant, ambitieux, hâtif dans l’amour, moins cultivé qu’une framboise. Il pensa que j’avais de la drogue et me fouilla tandis que je répétais bêtement, pathétiquement, inutilement à ce garçon de ferme déruralisé : « Un poème ! Tout ça pour un poème ! » (Misère bourgeoise de ma vie).
Au bout de la rue Sainte-Ursule, devant la boulangerie où à treize ans j’achetais des pains aux raisins en forme d’enseigne de salon de coiffure, m’attendait la voiture bleue et blanche de la police et dedans mon ami. Joie de retrouver ce frère sous le ciel orange et sec. Qu’avions-nous fait ? De quoi avions-nous eu besoin en décidant de ne pas nous coucher ? Les nuages énormes vendangeaient les étoiles tandis que la lune pieds nus… Menotté comme moi, en sang, je retrouvai sans un pli ce qui chez Maximin est caractéristique : la fierté. Impossible désormais de reprendre cette rue Sainte-Ursule, qui depuis a été envahie par les magasins de BD, sans repenser à cette nuit pathétique et géniale où Maximin et moi avons décroché les poèmes un à un, surveillés par les agents municipaux, en nous moquant à voix basse des quatre hommes armés qui nous suivaient comme des valets.
Le lendemain, il restait des agrafes et des points de colle sur les murs du lycée ainsi qu’une trace de sang. Il ne nous en fallait pas davantage pour avoir l’impression d’avoir sauvé nos âmes. Et d’une certaine manière, c’était vrai.