Place Saint-Georges

On est place Saint-Georges comme sur le plateau d’un arbre. C’est le même vent entrecoupé. Ce sont les oiseaux, les branches, la rumeur. Le sol est vivant sous nos pieds. On n’est pas au même âge accroché à la même branche. La preuve : je ne m’étais pas approché de ce coin où se trouvent des jeux d’enfants, des services à thé et des biscuits meringués, avant l’âge de trente ans. Lycéen, j’invitais des Espagnoles de l’autre côté, sur la terrasse du Van Gogh, où  nous buvions des demi-pêche et des menthe-à-l’eau glacées en fumant des cigarettes achetées par paquets de dix. Mes amis Claire et Pauline, puis Violaine, Pierre-Louis et leurs enfants, ont vécu rue Fourtanier derrière cette porte sans gloire. Nous appelions le patron du restaurant vietnamien La Pagode “Tonton”, un petit bonhomme lubrique, plus ou moins boat people, c’est ce qu’on disait en tout cas, qui passait ses nuits à danser au Shanghaï, rue de la Pomme, une boîte homosexuelle, et prétendait si on le questionnait que “la jeunesse est l’affaire de tous”. Son fils Laurent, rescapé d’un accident de la route, faisait des plaisanteries idiotes mais sympathiques et allait tous les jours au cinéma place Wilson. Julien dans sa largesse démesurée nous invitait à déjeuner ; nous étions, quatre, cinq, six lycéens autour d’une table à La Pagode : “Vous mettrez ça sur le compte des années.” Là-bas, en direction de l’Hôtel des Ventes, sous les immeubles trop hauts pour ne pas ressembler à d’infâmes clapiers — les contreforts d’une place sertie de balcons méchants — là-bas, se trouve la crèche de mes enfants, dont les hublots posent leurs joues sur le béton. Le café qui s’appelle aujourd’hui “Chez Koss” a changé de nom trois ou quatre fois ces dernières années. Le Van Gogh, lui, est toujours le Van Gogh, ainsi que le Wallace insupportablement bourgeois et désuet sous un micocoulier poussé à un mètre du sol, dont les branches au printemps dessinent des élans de cathédrale, comme l’esquisse d’un chef-d’œuvre religieux tracée directement sur les nuages, un projet pharaonique, qui aura été abandonné comme tout le reste après 1870. Le Wallace, en cuir moelleux, n’a rien à faire là. Il n’est pas toulousain. Rien, à  l’intérieur, n’est toulousain. L’ombre du manège d’autrefois est restée au milieu de la place. Tous les enfants de ma génération ont connu ce manège à deux étages, chevaux de bois, conques autrichiennes. La voisine de la rue du Pont de Tounis, Madame Foch, m’y conduisait. Elle est morte maintenant, elle s’est brisé le cou sur la limite d’une route. Les ombres restent si on fait attention. Puis il y a cette fontaine, dont les cariatides vertes, repeintes d’accord mais invariablement mélancoliques, humiliées, au-dessus d’une rose des vents, portent à bouts de bras le silence et l’amour.

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Guillaume Sire
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