Confession d’un barrage

Je suis venu au monde lentement, dans un endroit vert et bleu, un lit pour le soleil, les petites églises blanches, mouroir des anciens volcans. On ma construit pierre par pierre sur le pipi des charmilles, un ruisselet nommé “Clamoux”, innocent, enjambé par un abbé aux joues roses qui s’en allait donner la communion à une vieille dame dans sa grange, sous le champ des sangliers, et revenait au presbytère par l’ancienne voie romaine. Les chèvres étaient légion. Le chevrier Narcisse se disputait avec sa belle-soeur Berthe. Il y avait des chêneverts, des chevreuils enthousiastes, des buissons de genêts infranchissables, un équilibre. Au dessus de chaque maison, blanche et soyeuse : une fumée. C’est ici qu’on a posé mes pierres. On remembrait. On rationnalisait le cadastre. Les baraquis s’installaient. Les vignes ne suffisaient pas. Il fallait des patates, des fourrages, des tournesols, des maïs, du blé, et de l’eau, de l’eau… que le Clamoux ne fournirait pas !

On m’a inauguré, un beau ruban tricolore. A peine venu au monde, et déjà décoré. J’étais, disait-on, un des plus grands d’Europe ! Des plus écologiques ! Le maire, le préfet… Je tendais mon miroir à leur puissance, mat, gris, monumental. J’étais leur pyramide d’Égypte, leur emprunte fabuleuse, l’enfant de Prométhée. Le viaduc romain. Grâce à moi, César était rendu à César, et le maire se tapotait le nombril !

Mais le combat n’avait pas encore commencé. Et j’étais combattant. Je ne protégeais rien. J’attaquais, agressif, un tueur. On m’avait créé pour détruire l’adversaire. L’eau du Clamoux monta. Le ruisselet cherchait la porte étroite, mais revenait sur lui-même. Héraclite était dans de beaux draps. Je retenais sa respiration. Le reflux croupissait. Les odeurs changèrent. Les genêts commencèrent à pourrir. L’eau devint opaque, verte, dessus des nids flottaient, des merles morts et des marcassins hydrolisés. Le maire et le préfet étaient loin. César gouttait du vin à Rome. Les villages furent désertés à cause de moi. Des usines vinrent, et avec elles des effluves amères, intenables… La sorcière électricité !

Ma belle robe grise devint terne, rongée par les algues, avec des coulées de cuivre, et des connards venus faire du rappel et du saut à l’élastique, pour plaisanter. Le Clamoux était maintenant un lac artificiel. Le maire essaya d’organiser une plage, mais fut obligé d’y renoncer pour cause d’exéma d’un genre jamais observé. Après trois minutes dans l’eau, les “agrotouristes” voyaient apparaître sur leur peau des bubons rosâtres et purulents, et au bord de leurs lèvres des puits de fièvre. Ils tremblaient. Ils vomissaient. Les femmes faussaccouchaient.

Je sentais en moi, sur les parois de mon ventre, à l’intérieur, frapper les tuiles des maisons noyées, les statues de plâtre des églises emportées. Je sentais les fourches.  Où autrefois on avait accroché ce ruban tricolore, il n’y avait plus que les regards haineux des survivants. Un soir, la petite-fille du préfet traça des lettres sur mon dos avec sa bombe de peinture sanguinolente : “Barrage = assassin”. Et elle avait raison. J’avais transformé le Clamoux inoffensif en arme de destruction massive.

Finalement, je n’y tins plus. Tant pis pour le maire, pour le préfet, et tant pis aussi pour sa petite-fille délinquante. Quitte à tuer, autant le faire pour de bon. J’avais le coeur trop gros, le ventre lourd, l’âme encombrée. Je laissai l’eau venir, fendre mes artères de béton, ronger mes os d’acier. Un vaisseau éclata. Deux hommes vinrent colmater. Puis trois vaisseaux la nuit suivante. Le système d’alerte ne fonctionnait plus. Je me précipitai dans la brèche pour extirper la hernie. Et finalement, à minuit, j’offris au Clamoux sa vengeance, non pas contre moi mais contre les Hommes, contre leur Folie. Les villages et les villageois et les agrotouristes et les militants et les experts et les professeurs et les préfets furent noyés comme autrefois les laies et les sangliers. J’ai payé mes dettes d’un seul coup.

Aujourd’hui, il ne reste plus rien du barrage et de ceux qui l’ont construit. Seulement le Clamoux, un peu plus haut qu’autrefois, et par-dessus, la lune, méchante, éternelle.

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Guillaume Sire
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