Pour Ariel Spiegler
(Les citations sont extraites du recueil Jardinier publié il y a quelques semaines par Ariel Spiegler aux éditions Gallimard.)
Même s’il en rêve, le poète n’est ni astronome ni astrologue, et n’est pas non plus capitaine de navire. Mais jardinier. Il a les mains dans la terre, la merde, l’eau gelée, sous la croûte violette des sous-bois. Il bêche, sue, picole ; il essuie avec son gros bras son grand front, chemise à moitié ouverte, il fume, putain, il en a marre, et il bêche, il bêche !
Il est l’ouvrier anonyme de Dieu, le fils maudit de Caïn le sédentaire, jaloux du voyageur Abel au point de vouloir le tuer ou de se faire passer pour lui, ce qui revient au même. Rimbaud peut s’en aller aussi loin qu’il voudra, il ne sera jamais le capitaine d’aucun navire. Rimbaud bèche pour l’éternité à Charleville. Il ne crée rien, contrairement à ce qu’on dit, mais s’occupe de la création. C’est le fils pour lequel on ne tuera pas le veau gras. Lui il le dorlote, le veau gras, il arrose sa luzerne. Il nettoie ses bouses sur les dalles froides des églises. Il l’a tiré par les pattes une nuit d’hiver, lorsque sa mère rendait la matrice. C’était dégueulasse à voir, du sang, du placenta partout. Dire que pendant ce temps-là le frère aîné du voyant (c’est-à-dire, en gros, Descartes) s’amusait au bordel !
Les poètes vont dans l’ornière du langage, où les mots ont des racines, une odeur, un sens, où ils palpitent, tièdes, ils gueulent, et les empêchent de dormir. Cauchemars, radis vivants! Les poètes savent qu’une fleur n’est ni l’oreille ni l’œil de la nature, mais son sexe, un sexe ouvert. Rien n’est méchant ou vicieux comme la beauté d’une fleur. Seul un vrai jardinier sait ce qu’est une fleur. Il est comme Jean-Baptiste dont « la main ne peut tenir l’eau » (p. 94). Il annonce la venue de la lumière, et baptise, comme Adam : il reçoit la signification des choses. Vêtu d’une peau de dromadaire, seul dans le désert, à gratter le sol, à grignoter des œufs de sauterelle.
La nature vient. Elle arrive. Elle n’est pas re-présentée mais présente, retrouvée, rendue (p. 70) :
D’abord la colline
et ses nymphes, c’est-à-dire les arbres, les clairières,
les plantes, et surtout
l’herbe et les feuilles :
vert printemps,
anis, amande, vert de mai,
bouteille,
épinard, viride, émeraude et pin parasol,
un petit peu gazon, chartreuse, céladon, prairie,
menthe, tilleul, absinthe,
et peut-être citron.
Écoutez bien ces vers. Prononcez-les. Dans la bouche un goût se colle à la langue, synesthésie alchimique, un vrai goût, comme des orties trempées dans l’ammoniac puis dans le miel. Et ce goût prend, pousse, concentre la matière sous l’horizon du regard…
Le prince jardinier, rame à l’épaule, cueille des morceaux de verre sur la nuque dorée du Golgotha. Le mystère du langage est un mystère du corps, de la terre, du jardin. Et un mystère joyeux. C’est un mystère joyeux ! “Les mots existent dans la voix humaine“, disait George Steiner. « Retourne à ton silence, écrit Ariel Spiegler, à ta tristesse si tu veux » (p. 34) Et puis un jour la mort, « l’Indienne verte » (p. 93), arrachera le jardinier du sol comme une plante. C’est le “retournement natal” de Hölderlin. Elle le sort de la terre, coupe sa racine, le dépouille, le défait. Diane chasseresse, vierge impossible, il l’a surprise au bain. Alors c’est « la pluie, l’Océan, la rupture du barrage, et un vieil homme qui fume en attendant la fin » (p. 92).