- [J’apercevais par la fenêtre de la cuisine, rue du Pont de Tounis, l’immeuble rouge où vivait autrefois mon copain Fabien Kratz, et il y avait toute la nuit là-bas une fenêtre allumée, peut-être celle d’une cage d’escalier, ou bien celle d’une pièce attenante à la chambre d’enfants dont les parents, comme les miens, entrouvraient la porte au moment du coucher. Le vague à l’âme me prenait : des coups de crayon sur le lys de mes yeux. J’appartiens à l’autre monde, celui de la rosée, celui du pain chaud.]
2. Ton nom je l’ai appris en 1990, quand j’avais les deux fesses dans le pot de confiture, et que ma sœur me claquait les doigts avec la porte de la salle de bain Il m’est venu par le ventre, dans les maladies de l’enfance – et comme autour de ma langue une autre langue. D’abord évidemment les voyelles. J’étais penché à la fenêtre. Nougaro claudiquait sous les platanes, vers Notre Dame de la Daurade. Les soldats platanes. J’ai expérimenté la clarté. Puis les consonnes c’est-à-dire l’ombre. Les hennissements d’une putain appuyée sur une béquille. Un homme avec un chiot dans les bras la poursuivait. Depuis cette nuit, ton nom m’est sanctifié. Je lui ai appartenu par cœur. Dans chaque instant il m’a sauvé. Sans lui le langage c’est le soleil sans la gravité. Ton nom qui a tout précédé à chaque instant nous appelle. Ton nom qui nous épelle et nous apprend à nommer.
3. Tu as installé ton trône sur le socle de ma mémoire tandis que j’apprenais à parler. Tu y as forgé ta foudre. J’étais à Palaja, je suivais la 4L de mon grand-père sur les chemins jaunes, dans la poussière, dans l’été de Cléopâtre, puis patatras, le vélo s’est tordu et je me suis effondré entre les oliviers, genoux en sang, paumes des mains brûlées. Et voilà la chaleur. Tout est bien. Gloire à mes genoux égratignés.
4. Les souvenirs font d’étonnantes vagues au fond de ma trousse. Ils sont plusieurs cette fois : la VMC tourne plein fer, j’ai du mal à me concentrer. Ils sont plusieurs donc. Je jette mon filet à papillons et voilà qui j’attrape. 1) le ciel de cette nuit en Dordogne lacéré par les étoiles. 2) l’ombre fluorescente sur le cadavre de Miclo. 3) l’Himalaya des cumulonimbus aux ventres noirs (est-il possible que ce souvenir soit à moi ?). 4) L’empire de juin bleu et parfait (celui-là nul doute est à moi). 5) Les écorces d’orange dans la plaine, à minuit, au-dessus des villes. 6) une silhouette de grosse femme. 7) Le mouvement malsain des galaxies (celui-là est à tout le monde). 8) Ma mère, nos petits-déjeuners, les frites du mercredi, et ces soirs-là quand je reconnaissais mon père dans l’arrière-monde de la Rue des Fleurs parce que je l’avais attendu depuis seize heures sur le perron de l’école Saint-Stanislas.
5. Je me souviens aussi d’un garçon qui volait l’argent de ses parents pour passer trois jours par semaine à Eurodisney. Il avait vingt ans. Le dimanche il votait.
6. Je me souviens aussi de ce jour où tu m’as dit quelque chose, presque une phrase. La lumière ruisselait sur l’hôpital. Ma clavicule était cassée. Je sentais au-dessus de mon cœur les os bouger. Mon père me donnait la main. Je n’avais pas peur mais froid, faim, et en réalité j’avais peur, mais tu vois aujourd’hui je veux prétendre que ce jour-là je ne craignais rien. Il n’y a rien eu de merveilleux. Tu n’as pas écarté les lèvres du ciel. Mon père me tenait la main, et le lendemain en m’éveillant avec des anneaux en polyéthylène de part et d’autre des omoplates, mes bandes-dessinées et mon paracétamol, j’étais prophète et roi. J’avais la joue.
7. Cette année-là j’ai appris à lire, c’est-à-dire que j’ai appris à saisir les mots sans briser leurs coquilles. J’insérais dans les crues du fleuve leurs fleurs de papier. Puis un soir le chantier du métro a provoqué un affaissement de l’avenue de la Garonnette. Nous sommes allés voir avec mon père. Deux voitures avaient été avalées par le gouffre de béton. Sous les ténèbres des langues de feu fleurissaient. J’ai reconnu mes fleurs de mai : elles brûlaient. Il y a eu une explosion. On attendait les pompiers. Alors j’ai dit pour voir : “plus tard je serai écrivain” et tout de suite j’ai voulu savoir si c’était bien payé.
8. Dès le lendemain la fantasmagorie a commencé. Tant de choses m’attendaient. Tu m’attendais dans chacune. Pour moi tu avais fait des bêtes et surtout tu avais fait les entrailles des bêtes, leurs entrailles puantes, pour que j’y lise l’avenir de mes enfants. Après quoi tu as fait les arbres noueux et les arbres morts, les souches chauves, les araignées, les algues, les bourgeons tardifs. Tu as même fait le Jardin des Plantes. Tu as fait les rosiers de Mita, les crocus et, sur l’esplanade Saint-Georges, le fameux micocoulier à tête d’ours.
9. Puis tu as fait les poules et les marcassins, les rochers, la neige, Charlie Chaplin, la nichée des faucons. As-tu vraiment fait la mer avec sa barbe visqueuse et ses dinosaures féériques ? Oui. Même elle. Tu as fait le corail et les poissons-volants. Tu as fait les vacances à Hossegor, au Cap Ferret, à Saint-Clément-des-Baleines. Tu as fait les rouleaux que je surfais. Les huitres n°1, n°3, peut-être aussi les n°2, celle du Banc d’Arguin, plus iodées. Puis tu as fait le restaurant Chez Hortense, la grosse Hortense et son turbot rôti. Tu as fait les moules, l’aile de raie, les puits d’amour à la vanille. Tu as fait le sel et les paludiers. Tu as fait les flamants roses. Tu as fait les volcans sous-marins. Tu as fait l’Islande. Tu as fait les tempêtes. Et quand le dernier jour est venu hein il te fallait un truc vraiment énorme, histoire de marquer le coup, alors tu as inventé Victor Hugo.
10. Dans tout cela tu as injecté les lettres de ton nom. Hélas, je ne suis pas trop doué pour les jeux de pistes. Aux scouts (cul-de-patte des frégates, troisième du guépard, chef de patrouille du tigre), je confondais le “a” et le “n” de l’alphabet morse, ce qui parfois aboutissait à des sonorités vikings ; en tout cas je prétendais que c’en était, et j’étais le seul à ne pas avoir obtenu le badge transmetteur. À la place on m’avait nommé bout-en-train. Je chantais faux ils ont dit mais j’en voulais. Pour les faire rire je lançais des cigales vivantes dans la bouche du Seigneur Feu.
Très beau.
“Qu’y a-t-il dans leur âme qui à tes yeux est plus présent que l’absence de leurs pensées ?” Je dirais leur âme précisément, qui n’est pas leur pensée.
LikeLike