Variations miraculeuses

pour Axel Arno

Jamais les dispositifs hi-fi n’ont été aussi nombreux et efficaces ; autrement dit l’on n’a jamais entendu la musique autant et aussi bien. Autour de nous elle est partout. Dans le métro elle pleut à travers une enceinte incorporée au plafond. Dans la rue elle se déploie par des embrasures plastifiées. Elle est aussi dans le bus, dans ma voiture, dans le hall de gare, dans les jardins, dans les parkings, dans les casques audio ainsi que dans ces appareils « airpod » dont la plupart de nos contemporains s’enfoncent le supplice dans les oreilles. Grâce à la technologie elle semble avoir obtenu les trois pouvoirs divins jalousés par Satan entre tous : je peux écouter les Variations Goldberg comme si j’étais moi-même à l’intérieur du piano (incarnation) pendant que Glenn Gould les joue (résurrection) et qu’il les joue tellement bien que j’ai la certitude d’être en présence du grand Jean-Sébastien Bach (transsubstantiation).

Pourtant, le compte n’y est pas. Je ne suis jamais rassasié. Ce qui a l’air d’une saillie amoureuse entre musique et technologie finit en stérilisation forcée : celle-là empêche celle-ci d’avoir lieu en prétendant la transporter partout. Très vite, je m’ennuie. D’ailleurs il est extrêmement rare que j’écoute de la musique sans faire autre chose : conduire, lire, dormir — et je m’éclate au lieu de me rassembler, je me disperse plutôt que de me concentrer, je me divertis quand je devrais me convertir ; de sorte qu’à la fin de la journée je réalise que non seulement la musique ne m’a sauvé de rien, mais qu’en plus elle m’a peut-être empêché de vivre vraiment. En fait si je n’en avais pas écouté, j’aurais sans doute été plus attentif, c’est-à-dire plus vivant.

Le jour où me viennent ces réflexions, je décide d’assister à un concert ; là-bas au moins serai-je obligé de dévisser mes oreillettes. Quand je dis « concert », je ne parle évidemment pas de guitares électrifiées, accords saturés, murs d’enceintes, computeurs et électrons en surchauffe ; mais de vrais instruments en bois, cordes et laiton. Encore mieux : un concert de piano, rien d’autre, sans microphone. Oui oui ça existe. À l’époque de Netflix et des épidémies, il y a encore des gens assez fous pour côtoyer d’autres gens dans un lieu dont ne sont jamais tout à fait absents les risques d’incendie et d’attentat.

M’y voilà. Il me semble être dans une crypte avec les premiers chrétiens. Nous résistons à la médiocrité, à la paresse, au relativisme et à la morale pharisaïque ; en tout cas j’essaye de m’en convaincre.  L’homme assis à côté de moi est seul, costume, cravate austère, sourcils frangéliciens, parfum cachou Lajaunie, mains élégantes et parcheminées. Je me demande un instant s’il ne s’agirait pas d’un de ces réactionnaires pour qui la mélancolie est une théorie politique, ou bien d’un genre de contemplatif scolastique. Quoi qu’il en soit il n’a pas l’air moderne moderne. Peut-être me suis-je gouré d’endroit ? Un concert après tout n’est-ce pas un fossile d’asservissement socioculturel : une injonction dérisoire et has-been ?

L’arrivée du pianiste me tire de mes élucubrations. Il est jeune, trente ans je dirais, d’apparence facile, il ne porte pas la cartoonesque queue-de-pie dans laquelle je m’attendais à le trouver mais une veste sobre sur chemise à fines rayures et chino bleu nuit. Je remarque également qu’il est musclé, et en particulier que ses clavicules sont tenues par des trapèzes de taurillon, alors que Glenn Gould à son âge était l’image même de la gracilité. Mais ce qui m’étonne le plus, c’est le halo de lumière floue autour de ses mains.

Je vous le donne en mille : il joue les Variations Goldberg.

Au début, je panique. La musique est loin. Quelqu’un tousse. J’y vois mal. Une dame derrière mon épaule respire comme une pompe à vélo. Un homme au fond de la salle a le rhume des foins. Je me dis que j’aurais mieux fait d’écouter un disque chez moi. Puis le pianiste insiste, il se passe un truc, il touche l’instrument comme si c’était quelqu’un, je comprends qu’un mélange est en train de se produire entre des énergies soudain fixées par un rayon cosmique. Dans ma chair (c’est-à-dire dans cet organe qui me donne accès à l’espace et au temps) des points jusque-là disséminés se rassemblent et chauffent de plus en plus. Le feu prend : il me prend. Le spectre harmonique n’est plus un vague concept superfétatoire mais, survenue devant moi, une réalité aux arêtes scintillantes ; comme si le piano avait accouché de mon ange tutélaire et que celui-ci me serrait affectueusement la main. J’ai tout à coup la certitude d’être en vie et de ne pas l’être pour rien.

Le concert se termine par les célèbres ostinati mauves et dorés de l’Aria da Capo è Fine. C’est alors que mon voisin quitte sa chrysalide de notaire luthérien, étend les stridulations de sa morale, allonge ses bras veineux, écarquille des yeux de monstre marin et hurle — hurle au-delà de toute barrière civique : « bravo ! bravo ! » J’applaudis et je ne crie pas moins. Le pianiste vient pour nous d’incarner, de ressusciter et de transsubstantier Jean-Sébastien Bach. Il l’a vraiment fait ! C’est possible, donc, cela peut arriver ; mais il faut avoir débarrassé la musique de ses oripeaux technologiques, de même qu’il faut avoir compris que si elle existe en vérité c’est précisément parce qu’elle ne peut exister qu’en vérité.

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Guillaume Sire
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