Relecture d’Un balcon en forêt. Je n’avais pas lu Gracq depuis la rue Letellier. J’ai peut-être été trop dur avec lui, quand je disais sous l’influence de Marien que c’était du papier peint. Le roman en tout cas est très au-dessus de mon souvenir, notamment par cette manière qu’a Julien Gracq de tout transformer en symbole sans laisser pour autant les métaphores advenir : les visages de la nature ne deviennent jamais des figures. Les symboles débordent en permanence les phrases de cristal où ils sont enchâssés. En fait, c’est entièrement écrit contre la métaphore, ce qui permet d’installer une ambigüité morale qui est précisément celle dont la guerre fut l’enfant terrible. Et ce n’est pas psychologisant comme du Blanchot (quelle merde quand même : Thomas l’obscur.)
Il y a quelque chose de Gadenne chez Gracq, mais le premier est bien plus artiste dès lors qu’il n’y a ni Dieu ni Diable chez Gracq, alors qu’on trouve chez Gadenne à la fois la présence du Dieu et du Diable et l’absence du Christ. Dans Siloé par exemple (la deuxième partie, celle du sanatorium) le poète tourne autour de ce qu’il manque à la métaphore pour advenir — c’est une espèce de théologie négative : le lecteur est sans cesse ramené vers l’ombre de la Croix, avec l’envie de dire : « Jésus, pourquoi m’as-tu abandonné ? » — tandis que dans Un balcon en forêt on jouit du fait que la métaphore n’advienne jamais : au lieu de provoquer chez le lecteur une angoisse, la phrase lui met une couverture de grosse laine sur les genoux. « N’aie crainte, dit-elle cette diablesse, le Diable n’existe pas. » Mais est-il seulement possible de faire de la littérature en évitant comme Gracq la question du Bien et du Mal ? Je n’en suis pas certain.
Dans Un balcon en forêt la métaphysique, comme souvent chez les athées, vient de l’impasse sexuelle : Mona, la fille fée. Dans Siloé, le sexe est une plante noire abreuvée à la source du déluge et nourrie sur les racines purulentes de la Genèse.
En fait, Gracq n’a pas compris que si l’on peut prier en faisant l’amour, on ne peut pas faire l’amour en prétendant que cela revient à prier.
Gadenne et Gracq avaient quasiment le même âge. Se sont-ils rencontrés ? Se sont-ils lus ?
(« Après avoir écrit ces lignes, j’ai fait quelques recherches rapides et suis tombé sur cet article : « Augereau, C. (2022) « De l’opportunité du balcon dans Siloé (1941) de Paul Gadenne et Un Balcon en forêt (1958) de Julien Gracq », Relief: Revue Électronique de Littérature Francaise, 16(1), p. 87–102. » L’article hélas est grotesque : « Paul Gadenne comme Julien Gracq ouvrent un champ d’investigation écopoétique par le biais d’un dispositif spatial nodal, le balcon. » Plus drôle encore, après dix-sept pages, la conclusion de l’auteur : « De l’ensemble de ces observations, il est possible de conclure qu’en dépit de son exiguïté, l’espace circonscrit du balcon ne réduit pas le champ d’investigation du romancier. »)