Salus generis humani

Auguste exigea la fermeture du temple de Janus pour la deuxième fois en 749 ans d’histoire de Rome. La guerre immense, l’interminable guerre était finie — c’est ce que voulait dire son geste. « Salus generis humani », ces mots furent frappés à la lisière des pièces de monnaie sous le profil de l’empereur. Après les campagnes guerrières, la campagne de communication. Auguste, prodigieux politicien, ne doutait pas que la guerre reviendrait. La violence n’était contenue que par la violence elle-même, il le savait, dans une coquille de violence, froide mais extrêmement puissante, autour d’un noyau de violence toujours et de plus en plus brûlant. Les volcans paraissent calmes lorsque la lave des violences passées est assez solide et glacée pour contenir la lave des violences à venir, mais le moment viendra où le chaos reprendra ses droits. Les portes du temple de Janus s’ouvriront comme elles se sont toujours ouvertes, leurs mâchoires ensanglantées.

Salus generis humani. Un homme peut prendre et donner la gloire et la richesse mais il ne peut ni prendre ni donner le Salut, quand bien même il serait l’Empereur de Rome. Auguste avait conquis l’espace et voulait conquérir le temps, sans comprendre que si l’espace s’étend et se possède, le temps, lui, se rassemble et s’appartient, et qu’ainsi, contrairement à l’espace qui est horizontal et dont le maximum a lieu quand il est infini, le temps est un procédé vertical atteignant son extremum quand il est éternel. De surcroît, on peut conquérir l’infini mais on doit mendier l’éternité.

« Si les scribes sont dupes, pensait Auguste qui n’avait pas compris que la Lumière ne provient pas du scribe qu’elle éclaire, alors l’Histoire sera dupe et j’aurai conquis le temps. Qui sait de quoi les peuples se souviennent ? Je dois organiser la censure, régner, faire semblant… Mais suis-je condamné à paraître ? Qu’est-ce qui tremble dans ma main près du glaive ? Quelle est cette force qui n’est pas Rome ? »

En plus de conquérir un temps qu’il croyait infini, Auguste devait s’arranger pour maintenir un espace qu’il voulait éternel. Or, contrairement au temps, l’espace, lui, avait un prix. L’Empereur eut l’idée de récolter des données à propos des contribuables — qui, où, combien — pour mieux les faire payer. « Organisez un recensement, dit-il à ses conseillers. Trouvez les détails à propos de chacun de mes sujets et fluidifiez le calcul et l’octroi de cet impôt dit “de capitation”. Nous avons besoin d’argent… Aucune violence n’est aussi chère que celle qui consiste à faire croire en la paix. »

Cyrinus, adjoint au gouverneur Sestius Satuminius, fut chargé du recensement en Palestine. « Que vaut ce pouvoir que l’on me somme d’exercer sur un peuple soumis depuis des siècles, pensait-il fâché, une terre belle mais râpée, éloignée du centre et ravagée par la colère des rois ? Quand reviendrai-je à Rome ? Qu’est-ce que j’apporterai?»

Il fut décidé que les familles de Rome et des peuples soumis devraient s’inscrire sur les registres publics de leurs cités originaires, car c’était en ce lieu — et non au lieu du domicile — que les titres généalogiques étaient archivés. Les familles se mirent en marche et des vagues migratoires parcoururent l’intérieur des nations pour répondre aux volontés de l’Empereur dont le profil glorieux ornait les pièces de monnaie : Salus generis humani.

Auguste, de son côté, malgré la douceur du vin et des femmes sans cesse différentes, ingénieuses, prolégomènes à ses nuits, malgré la politique épuisante, perdit le sommeil. Ainsi celui qui voulait conquérir le temps et avait conquis l’espace fut-il dépossédé du repos qui seul permet de jouir de l’espace et du temps. En proie aux délires de l’insomnie, il lui sembla que l’obscurité de sa chambre était habitée par les millions de femmes, d’hommes et d’enfants déplacés pour son recensement. Il entendait leurs pas obéissant à sa main et leurs respirations calées sur la sienne, leurs voix soumises aux cris de ses centurions, et tout cela, au lieu de le rassurer dans sa gloire et de l’aider à dormir, l’inquiétait. « Qu’est-ce qui tremble dans ma main près du glaive ? répétait-il. Quelle est cette force qui n’est pas Rome ? »

Sans le savoir, Auguste, l’empereur du monde, avait permis que se réalise une très vieille prophétie.

Marie et Joseph, qui n’auraient eu aucune raison de quitter Nazareth alors que Marie était sur le point d’accoucher, prirent la route de Bethléem, la cité de David et de la tribu de Juda, d’où le voyant Michée, sept siècles plus tôt, avait prévenu qu’un Messie serait donné au monde pour révéler aux nations le secret de l’amour de Dieu. Bethléem devait accoucher du Salut. Le temple de Janus rouvrirait sa porte, et Rome et l’Empire de Rome passeraient, et la gloire et la puissance de ceux qui comme Auguste s’enivreraient d’espace dans le but d’échapper au temps passeraient, tandis que le Royaume du Christ, lui, ne s’effondrerait pas, et que le règne de cet enfant dont le nom fut écrit cette année-là, 749ans après la fondation de Rome, par les serviteurs de Cyrinus sur le registre administratif des descendants de David, n’aurait pas de fin.

Alors oui, finalement, Auguste apporta aux hommes le Salut, et cette inscription sur les pièces de monnaie n’est pas totalement fausse : Salus generis humani. Il le leur apporta en rendant possible la réalisation de prophéties qu’il ne connaissait pas. Ni lui ni aucun de ses successeurs ne put s’opposer à l’avènement de cet enfant qui était toute faiblesse et à l’actualisation par lui et en lui de paroles transmises depuis l’ombre des temps par des mendiants chevelus, des meneurs de chèvres, des esclaves et des artisans discrets.

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