Les racines du ciel

— Mon Directeur de la communication m’a convaincu que ce serait une bonne idée, répondit le Président de la République. « Un coup marketing » a-t-il prétendu, je déteste ce mot, d’ailleurs, marketing, qui aime ce mot ? qui le comprend ? comment ça se dit en français ? un mot qui ne se dit pas en français, c’est un mot qui ne veut rien dire, non ? Bref, mon dir com’ y croit, lui, au marketing, et il a cru que cet éléphant pourrait être une idée pour remonter dans les sondages, où je suis, dois-je vous le rappeler, ridiculisé, humilié chaque jour, aimé de moins en moins. Le Ministre de la Culture, lui, ne froisse personne. Tout le monde l’aime, le Ministre de la Culture, parce qu’il parle bien. Le langage, oh mais quel drame ! Le langage fait tout, sait tout, excuse tout. Le Ministre de la Culture sait parler, patatras ! Sa logorrhée nous empoisonne ! On l’aime parce qu’on l’écoute, tandis que moi plus on m’entend plus on me hait. L’opinion me prend un point, deux points. Robin des bois des suffrages, elle redistribue les voix que j’ai gagnées. Le matin on me presse, le soir on me désavoue. Le Ministre de la Culture, lui, sait parler. L’ai-je jamais su ? A l’ENA, j’ai appris à bégayer. Popo, logo, liti, coco, plac ! loga, mono, doudou, clic ! Les Français m’ont élu un dimanche, il y a trois ans, parce qu’ils ne voulaient pas de l’autre candidat ; depuis ils retirent chaque jour leurs voix de l’urne où elles étaient scellées. C’est ça la Présidence : on vous dit « viens » un jour puis les mille huit cent jours d’après on vous supplie de vous en aller. Les Français n’aiment pas les chefs qui ne sont pas Napoléon. Depuis l’Empereur, aucun ne fut aimé. Pour nous le désamour quand à lui on a tout pardonné. La Russie, deux mariages, mégalomanie de chanteur de variété… on a aimé Napoléon ! Après lui les empereurs, les rois, les présidents, les entraîneurs d’équipe de France — même de Gaulle qui était pourtant à la fois un empereur, un roi, un président et un entraîneur — détestés ! J’ai cru que le Ministre de la Culture pourrait recréer un lien entre le peuple et moi ! Napoléon avait Chateaubriand ! J’ai cru qu’il trouverait pour cet éléphant une place dans un zoo ou un musée, qu’il le mettrait à l’abri dans un livre, circonscrit, empaillé, territorialisé au Jardin des plantes, ou bien qu’il lui achèterait un billet sans retour pour un pays où il fait une chaleur à crever, le sol comme un tapis de braises, le piment, la jungle, rites sanglants, la guerre à la sagaie, les fleuves comme des continents, les plébiscites démocratiques à quatre-vingt dix pourcents, l’eau tiède dans les poumons, la nuit plus suffocante que le jour, l’hiver qui est l’été, l’été qui est l’été ­— soleil écrasant ! Bref, ce que j’attendais, c’était un geste fort mais facile, du courage sans danger. Or, là, dieu, Saint Jean Jaurès ! que fait-il, le Ministre de la Culture ? Il vient, fier, comme toujours, vous autres, les philosophes, hein, vous êtes fiers, vous qui avez une langue à la place du cœur et une langue à la place du cerveau, une langue à la place du sexe et des pieds — langue hérissée de langues ! — et il m’annonce qu’il a classé le pachyderme Monument historique — bon sang ! — et que je vais devoir le laisser vivre à son aise, librement, dans Paris, au milieu des voitures et des immeubles, sur la place de la Concorde — à la Bastille ! Avez-vous la moindre idée de ce qu’est la circulation à neuf heures, Place de la Bastille ? Vous n’utilisez pas la voiture, j’imagine, hein, ils sont comme ça les philosophes, ils n’utilisent pas la voiture, c’est trop prosaïque pour eux, la voiture, trop élémentaire, n’est-ce pas ! trop sociologique ! Avez-vous une idée du ramdam que cet éléphant va causer quand il marchera, éléphantesque, rue du Quatre Septembre ? et le soir à l’Etoile, les vendredi ! Avez-vous la moindre idée de ce à quoi ressemble la Porte de la Chapelle un vendredi ? Savez-vous qu’une fois par semaine, c’est jeudi ! une autre fois lundi ! Non mais on croit rêver : un éléphant, en liberté — il y a un éléphant dans Paris !

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