Texte intégral — Le panda — mars 2016 (37 pages, .pdf)
Ceci n’est ni une biographie ni une hagiographie. Je ne parlerai pas de Philippe Sollers, l’homme, mais de Sollers, l’auteur, le concept, rien, la fumée matérielle autour de la poulie. Je mentirai. Je n’ai pas fait de recherches poussées et j’ai écrit ces pages rapidement, un dimanche, il pleuvait. Je ne suis pas historien ni biographe, je ne suis pas chargé de communication, de ces pervers-salauds, relativistes continentaux, les pique‑assiette et les casse-bonbons positivistes, les prise‑de-bec, les vole‑melon, adorateurs de la réalité comme d’un veau de malheur, idole à la manque ; ils la saignent sur l’autel cartésien, la gorge franchement ouverte, bien vide et bien gravitationnelle, électronique, j’en passe, les collectionneurs d’années. Moi, sans problème, j’extorquerai la vérité. A propos d’un auteur, on peut, on doit mentir. Il n’y a que l’excès qui soit vrai, le mouvement sincère. Excès, mouvement : littérature. Je vous promets des sorties comme lorsque nous étions enfants au muséum : les coups de pieds dans les fossiles.
Je n’écris pas à propos de Philippe Sollers, j’écris sur Philippe Sollers, sur lui, j’insiste, je le tatoue comme une salope. Seule l’écriture compte, au commencement et après il y a eu le Verbe, encore, demain, des scarifications. Il n’y aura jamais eu rien d’autre. Voilà un million d’années que les architectes enfoncent leurs doigts dans les yeux crucifiés des maçons.
Je mentirai à propos de tout. J’exagèrerai. Je lancerai mes sentiments comme des traits empoisonnés à travers mon sujet (sub-jectus : sous les jets, traversé par les flèches ob‑jectées). Je le défoncerai. J’irai dans sa gueule à grands coups de godasse. A la fin, vous aurez Philippe Sollers, le seul véritable, puisque je suis le seul véritable. Rien n’est à part moi qui écris, qui est cri. Il doit en savoir quelque chose, Sollers. La littérature est l’antidote cohérent.
Ras-le-bol des livres renseignés. Ce n’est pas le métier de l’auteur la documentation. Laissons cela à la Sorbonne, où les universitaires sont des ouvreurs de pierre, nécrophiles patentés, herméneutes, enculés mangeurs de compote. Il faut recommencer le réel, du réel, au nom du ciel être malhonnête. Je me fous de ce qu’a fait Sollers, de ce qu’il a écrit même ou de ce qu’il faudrait en penser. Ici, tout est neuf. J’emprunte ce que je veux, j’ai pillé le garde-fou. (…)
Sollers est-il le dernier auteur en vie ? Ce n’est pas impossible. Tous les autres sont des écrivains écrivant, des scripteurs, les putains au prétoire. Lui c’est encore un auteur. Il y a une trace en lui comme un indice étoilé, une formule avec les pompes cirées, des yeux d’enfant et un sexe cannibale, des poncifs désordonnés mais courageux, un singularisme logique, du désespoir monté en tapisserie ; la littérature résiste à la compression ; le verbe serré, acéré, ne va nulle part ; le feu est nourri, surabondant ; Sollers se mord la queue en pensant que l’Histoire l’a sucée.
Sollers, maintenant, est devenu le secrétaire de rédaction de la Très vieille Revue Française, le meuble au fond d’un couloir. Comme tout le monde : éditeur, comptable. Il voulait réussir de son vivant, envoyer sa progéniture dans une école normale, être invité à la télé. Manège du rapport à soi, masturbation sous les étoiles. S’il est différent, c’est parce que c’est un écrivain destiné, ce n’est pas son métier. Premier scripteur, il est celui que tout le monde a copié. Premier écrivain-éditeur (je ne compte pas Morand, la loutre aristocrate, auteur qui a édité des livres mais n’était ni écrivain ni éditeur). Attention, grande différence. Si vous ne saisissez pas, vous êtes déjà les deux pieds à fond dans l’époque, la gastro-entérite au bout des ongles, sous les paupières, la veine exorbitée, une perruque au nombril ; c’est propre autour de vous comme la flaque autour de l’éponge. A vos yeux merdiques, un auteur et un écrivain, c’est pareil, un artiste c’est un commerçant, une galerie d’art une galerie marchande, un marché un supermarché, il y a des monstres et des expositions, monstrations, démonstrations, l’important c’est de s’éclater, être diverti, cool, s’éparpiller aux humeurs du néant, profiter de la vie, s’épanouir, quoi. Connards de rationalistes. Conneries rationnelles.
Sollers est un classique, le dernier. Un clavecin de bordel. Ça déménage, Sollers, c’est carrément génial. Ça fout le camp jusqu’au ciel comme une méduse joueuse de harpe, des théories à lui seul. Il est classique parce qu’il ne croit pas que la modernité est une période mais qu’elle transcende l’histoire. Tous les classiques y ont pensé. Il n’est pas possible, quand on est moderne, de ne pas l’être absolument. Sollers l’a senti dans son ventre, révélation : l’aérophagie des princes.
Il a fait profession de deux époques, à la fois isolé et séparé de ses homologues en croûte de cuir, isolé au milieu d’eux, bouc-émissaire désigné, le sein bardé de cicatrices et de médailles en chocolat. Les types en tweed, tongs, la corbeille du structuralisme. Sollers a tourné sept fois la langue de Barthes dans sa bouche, ça lui a enflammé la gueule : pentecôte, délire cappadocien, le crâne brisé des apôtres, trop hétéro pour être un homme. Il n’a pas osé la barbe, ça aurait été Vieux Campeur. Il y était, rue Saint-Jacques, quand le délire a commencé, il a visé un strapontin, payé sa place, un billet à l’ouvreuse, les pamphlets dans la Seine, révérences à Robbe-Grillet, une bague au petit doigt, la chaleur des fouets sur la peau nègre des tambours. Auteur… C’était son métier, cela qui fut le destin de tant d’autres ; il est devenu écrivain, un écrivain de métier, c’était son destin, cela qui à présent est le métier de tous.
En France, chez les classes moyennes, il n’y a plus que des écrivains, des gens qui ont des choses à dire, blogueurs mal baiseurs qui ne lisent pas mais s’autorisent. Sollers est le dernier à avoir gravé une devise sur les cuisses ulcérées de Clio l’enregistreuse, profanateur charmant, besoin d’écrire comme de pisser pendant l’amour, loup assoiffé sur un parking. Ainsi, même s’il n’y a plus d’auteur en France, on peut dire que Sollers est le dernier vivant ou au moins la preuve que des auteurs ont vécu.
Sollers est triste, beau, sonore et inefficace comme un flipper dans un bistro, mélancolique comme un album. Il y a une charnière dans sa trajectoire, symbole d’horreur, l’évanouissement palpable d’un mouvement qui fut commun. Avant Sollers, il y avait eu Paul Claudel, René Char, André Suarès, des Français qui étaient grecs, des montagnes, Montaigne, poutres taillées pour le ciel, lames de fond dans le langage, il y a eu Louis‑Ferdinand Céline mais Simone Weil, après lui il y aura Beigbeder, Angot, des écrivains sans prénom, célébrités toutes pareilles, de la publicité pour la plage.
Sollers s’est tenu à califourchon entre deux mondes, au point qu’il a pu croire, et que certains l’ont cru, que c’était lui la bascule depuis ce siècle vertical, historique, géant, superstructuré, toujours sur le point d’imploser, vers l’autre siècle, ontologiquement plat, post-historique, privé de structure, déjà toujours explosé.
(…)
Le regarder c’est comme écrire, mal au ventre pareil. Il est génial comme les statues.
Il a cherché, peinard, le Paradis.
Je pense à Sollers donc je suis. Il ne se souvient pas de moi donc il n’existe pas.
Amen, etc.