Un déjeuner chez les Stoltz

Une fois par mois, Ludmilla Stoltz réunissait ses enfants autour d’un déjeuner, auquel assistaient parfois le mari d’Anaïs, le compagnon d’Olivier et une amie de Thibault si ce dernier l’avait souhaité. Il était cependant assez rare que les conjoints fussent présents, Ludmilla préférant l’illusion d’un nid intact, comme si son époux, Frank Stoltz, avait été absent pour la journée ou en voyage, et qu’il y avait eu son chapeau dans l’entrée (il oubliait toujours son chapeau), sa cendre sur le coin d’une table (la dernière cendre tombait à côté) et sa silhouette cycladique dans l’embrasure de l’atelier. Ce déjeuner était l’occasion de se souvenir de lui, mort trop jeune, d’un cancer, c’est‑à-dire d’une maladie végétale : un chapelet de groseilles avait poussé sur son pancréas. Ludmilla Stoltz avait aimé son mari au point qu’une nuit elle avait nagé vers le large sous un ciel sans étoiles mais doté d’une lune ronde et morte — nagé jusqu’à l’intérieur de la nuit — mais la nuit l’avait repoussée sur la plage, au bord de l’avenir, où il y avait encore ses enfants et la possibilité de consolider les souvenirs de Frank et de vivre fixée à eux.

Le grand Frank Stoltz était partout dans la maison de Chambly où chaque mur était consacré à son œuvre, comme il disait lui-même : « les éventails en flammes de mon âme électrocutée ». Les toiles des époques différentes, les premières figuratives (un voilier déchiré par la tempête, une trapéziste sur une table d’opération, un cerceau devant un hangar, trois tournesols dévastés), les suivantes abstraites, l’hommage à Jacques Maritain, avaient en commun la vivacité des couleurs — Stoltz était un obsédé des couleurs chaudes, brûlantes, bouillantes, orange, rouge et jaune, rose, la chair, le feu — à part une toile noire et fracassée en son milieu par une ligne de bronze : Impression n°2. A l’issue de la rétrospective ayant suivi son décès, Beaubourg avait proposé une fortune à Ludmilla pour celle-là, et Thibault et Olivier avaient plusieurs fois demandé à leur mère s’ils pouvaient la prendre chez eux ; mais elle avait tenu à la conserver.

Ce mois-ci le repas traditionnel se déroula correctement jusqu’au dessert. Anaïs expliqua qu’elle participait à l’enregistrement du Soulier de satin, au total neuf heures de prise, dans le cadre d’un concours organisé par la radio polonaise. Claudel avait la cote en Pologne. Elle raconta qu’il avait voulu convertir André Suarès puis compara les vers du Soulier à de lourds tapis dont on aurait enclenché le déroulement, clac, d’un coup de talon, de façon à ce que le tapis se déplie sur un parquet ciré, uniformément, jusqu’à frapper la finale, magnifiquement, « empiriquement » disait-elle. L’image était de François Beaulieu, à son avis le plus grand comédien depuis Louis Jouvet… Ensuite elle parla de quelques peintres : Fantin‑Latour, Fragonard, les coquins, ceux dont les fleurs allégorisent. Elle aimait parler d’art et chez son psychanalyste n’hésitait pas à prétendre qu’elle n’avait jamais parlé que de cela, avec son père, à cause de lui, et que lorsqu’elle en parlait c’était comme si elle avait continué à l’écouter et comme si elle avait enfin compris Impression n°2, auquel elle tournait le dos pourtant dès qu’elle venait à Chambly, « trop mouillé » disait-elle. Ludmilla avait rebondi sur Fantin-Latour ; selon elle il s’agissait d’un peintre surdoué mais sinistre dont chaque scène, même les joyeuses, les scènes de vie, même les fleurs épanouies, était une scène de mort, peinte par la mort, la barque de Charron en forme de détail ; il suffisait de voir Rimbaud déguisé en cadavre.

— Comment va ton mari ? avait demandé Olivier.
— Eh bien, il cherche un sens à sa vie.
Le mari en question commercialisait des assurances.
— Et vos enfants ?
— Ils vont bien, répondit Anaïs.
— Je veux dire : ce n’est pas « un sens à la vie », les enfants ?
— Oui et non, il voudrait davantage. Bertrand a besoin de se dépenser, réfléchir, créer. Tu savais qu’il s’était mis au piano ? Il dit que Bach est le plus grand. Moi je dis que c’est Liszt. On ne peut pas s’entendre sur tout.
Thibault imagina ce gros lourdaud d’assureur aux doigts boudinés et au front de maire en train de déchiffrer une partition, chez lui un dimanche, à l’heure de la sieste, rougeaud, appliqué.
— Antonin ne m’a pas appelée depuis un bail. Comment va-t-il ? Je voulais qu’il participe au Soulier
Ludmilla regardait ses enfants sans les écouter, avec cette tendresse de veuve et cette folie dans le regard qui la caractérisaient.
— Antonin s’est remis à lire de la poésie, répondit Olivier, et nous cherchons un appartement.
— Il travaille sur quelque chose ? demanda Anaïs, légèrement jalouse de ce comédien qu’elle avait présenté à son frère et dont elle avait ainsi espéré se rapprocher, mais qui était resté lointain, amical oui, mais sans la rencarder. Au fond, elle ne lui en voulait pas. Avant de jouer dans la cour des grands, elle devait apprendre à s’appuyer mieux sur les consonnes, qui dans la langue française sont des prises, plutôt que de se réfugier dans les voyelles, qui sont des issues de secours.
— Antonin en ce moment prépare une pièce à partir des poèmes de Giono.
— Tiens, je ne savais pas que Giono avait écrit des poèmes.
— Ils sont inouïs, intervint Thibault qui voulait briller mais vit que sa mère n’écoutait pas. Je me souviens du Cœur‑Cerf : « galope, galope… »
— C’est ça, confirma Olivier. Et toi, qu’est devenue la fille de l’autre fois : Julie ?
— Anne-Laure, corrigea Anaïs.
— C’est terminé.
— Tu n’aimes pas les femmes, dit Ludmilla sortie de sa torpeur, tu aimes l’amour. Il paraît que c’est classique chez les derniers nés.
Thibault était habitué aux remarques concernant son célibat.
— J’ai beaucoup de travail en ce moment.
— A ce propos, demanda Olivier qui attendait une occasion, est-il vrai que tu produis Big Brother ? Antonin me l’a dit mais il n’était pas sûr.
— C’est vrai, dit le cadet sans honte.
Il s’était douté qu’Antonin ou quelqu’un d’autre aurait prévenu Olivier, car il ne pouvait rien se préparer à Paris sans que son frère fût au courant.
Celui-ci soupira méchamment. Thibault détestait ce soupir depuis tellement longtemps qu’il ne lui serait pas venu à l’esprit d’en tenir rigueur. Il n’admirait plus Olivier depuis dix ans, mais la mort du père les avait rapprochés autour d’un lien qui n’était ni de l’amitié ni de l’amour, ni même de la fraternité, mais une compréhension mutuelle dont une personne extérieure aurait eu du mal à comprendre les tenants.
— Qu’est-ce que c’est Big Brother ? demanda Anaïs. Ça a un rapport avec Orwell j’imagine ?
Olivier ne laissa pas à Thibault le temps de répondre.
Big Brother est une émission où on filme n’importe qui dans un appartement, pendant des semaines, ils ne font rien. On les filme, c’est tout. Ils mangent et ils dorment. En attendant Godot pour l’éternité… Evidemment, grâce à un numéro de téléphone surtaxé, les téléspectateurs votent pour éliminer les candidats. Ce sont des gladiateurs : pouce levé ou baissé, la mort ou l’esclavage. Ils pètent et se grattent les couilles en attendant d’être sauvés. C’est immonde mais c’est lucratif, très lucratif, hein Thibault ?
Thibault souriait péniblement. Ludmilla vint à son secours.
— Tu pourrais peut-être laisser ton frère nous expliquer de quoi il retourne ?
— Laisse tomber maman, il a besoin de se défouler.
— Qu’est-ce que j’ai dit de faux ? Avoue que c’est cela : vous prenez de pauvres gens et vous les enfermez pendant trois mois.
— Veux-tu que j’explique ou que j’avoue ?
— Du calme les garçons, implora Anaïs.
— Oui, dit Ludmilla en regardant un tableau de Frank où un goéland rouge suçait le mamelon d’un champ. Ne vous disputez pas, de grâce…
— Pardon, concéda Olivier.
— Ce n’est rien, dit Thibault. Je comprends les critiques. Après tout, tu n’es pas loin de la vérité…
— Ah !
— Sauf peut-être dans ton mépris des candidats. Ce ne sont pas de pauvres gens. En fait, les pauvres gens n’existent pas. J’ai organisé des milliers de castings, et j’en suis sûr désormais : il y a de pauvres vies, mais il n’y a pas de pauvres gens. Notre émission en sera la preuve, ou non, je ne sais pas… Disons que c’est une tentative.
— C’est dangereux les tentatives quand les cobayes sont humains.
Craignant que la dispute ne reparte, Anaïs s’en mêla :
— Je trouve l’idée intéressante, au moins ça changera de ce dont on a l’habitude.
— Merci, dit Thibault comme si c’était un compliment.

Le dernier né des Stoltz avait le cinéma dans la peau depuis la préadolescence. Des milliards d’images ne provenant pas de sa vie avaient enrichi sa vie. Au lycée puis à l’université, la carrière de réalisateur avait naturellement été à ses yeux la seule envisageable. Mais les aléas, après deux courts métrages dont aucun festival n’avait voulu, l’avaient conduit vers la production, grâce à un ami de son père à propos duquel on racontait qu’il était devenu chauve à seize ans, d’abord pour les séries télévisées puis finalement les émissions. Un tel revirement ne l’avait pas rendu trop triste, et il se souvenait avec tendresse des nuits passées à la cinémathèque, le cliquetis du projecteur et les trous de cigarette sur les bandes jaunes et noires, le velours fatigué des strapontins, le sol visqueux et les vieux messieurs qui n’enlevaient pas leurs lunettes de soleil durant les séances. Il regardait encore un ou deux films par semaine, seul chez lui, où il avait fait installer un dispositif complet ; et s’il lisait ce n’était plus pour compiler des notes comme autrefois. Dix ans : il lui avait fallu dix ans pour avouer à ses anciens camarades de la Fémis qu’il n’avait jamais rien compris à Deleuze.

Un jour de juin, alors que venait de s’achever une averse ahurissante tout de suite suivie par un ciel doux et net, Thibault avait retrouvé son père mort dans les rosiers de Chambly. Les gouttes de pluie tremblotaient dans les toiles d’araignée tandis que l’atmosphère coupée par les éclairs et désormais réunie charriait une odeur de paille et de yaourt aux fruits. Les roses, les grosses roses blanches aux joues de filles, pleuraient sur le peintre à leurs pieds étendu dans un drap de beauté. Thibault, quelques heures plus tard, avait demandé à ce qu’on le laissât contempler en silence Impression n°2, la seule toile de son père qui prenait les couleurs au lieu de les donner.

 

About Guillaume Sire

Guillaume Sire
This entry was posted in Fictions. Bookmark the permalink.

1 Response to Un déjeuner chez les Stoltz

  1. pasdepseudo says:

    Mais pourquoi faites-vous du Jules Romains alors que vous aimez Claudel, Suarès, etc. ?…

    Like

Leave a Reply

Fill in your details below or click an icon to log in:

WordPress.com Logo

You are commenting using your WordPress.com account. Log Out /  Change )

Facebook photo

You are commenting using your Facebook account. Log Out /  Change )

Connecting to %s