Place Rouaix, 21 septembre 2001

A seize ans je jouais une fois par an de la musique devant Le Paradise, et le reste de l’année j’allais y faire mes devoirs de mathématiques avec Sophie à l’étage. Je jouais à côté du magasin de chaussures, sous les lettres blanches : “Chaussez-vous”, près de L’Ancienne Belgique, dont le patron a des caissons de basse assez gros pour écrouler un immeuble. C’était la fête de la musique, je jouais de la guitare. Mon groupe s’appelait Les Misérables. Nous avions un tube : L’Italie (“On a tous rêvé autrefois, devenir Casanova, les belles Romaines et tout ça…”). Hélas, je chantais. Heureusement, Pierre-Louis aussi chantait. Pierre-Louis, il faisait tout. C’était le musicien du groupe. Rodolphe et moi nous l’empêchions de boire. Je me souviens de Where is My Mind, j’étais debout sur l’ampli. Le Paradise depuis est devenu Le Piège à Loups, tenu par mon ami Martin, un pêcheur de black-bass qui a un piercing entre les dents. Sophie est devenu médecin, elle a minci, quand j’étais jeune je la voyais aussi avec ses parents, en août, au Cap Ferret.

Personne ne le sait à part moi, mais cet endroit, place Rouaix, la fontaine exactement, est le plus haut du centre ville. Toutes les rues, rue Croix Baragnon, rue Bouquières, rue du Languedoc, rue de la Trinité, descendent. J’ai vérifié les relevés, rien n’est plus culminant à Toulouse entre le Canal du Midi et la Garonne.

Une odeur très noble de bois brûlé provient du vendeur de café. Autrefois, il y avait également une cave à cigares. Là-bas, il y avait l’ancien Samasara, où la serveuse, Katia, nous servait des cucarachas enflammées. Son copain, Fabien, cheveux mi-longs, nous détestait. Je me souviens aussi du magasin de couture, du magasins de chaussures pour enfants, Marie-Pierre, dont la vendeuse offrait des ballons, et du magasin de jouets : Tout pour l’enfant, une espèce de couloir où j’allais avec ma mère choisir des cadeaux pour les anniversaires des petits copains. Les voitures Majorette étaient proches de la caisse, les diabolos dans un renfoncement, et les déguisements en hauteur alignés comme au vestiaire. C’est une banque aujourd’hui. Je me souviens de l’anniversaire d’Alban : j’étais allé en cours de mathématiques le lendemain avec Bérenger, sans avoir dormi.

Il faudrait que je parle de l’opticien, Phildar, et du Quartier Latin, ce bistro que j’ai détesté, les charbons ardents sous la langue là-bas des filles inaccessibles, Charlotte, Pauline, Marion… Il faudrait que je parle du Poussin Bleu, le meilleur pâtissier de la ville, son lingot poire-chocolat, ses macarons… Il faudrait que je dise pourquoi ils sont meilleurs que chez Pillon ; que j’explique la mâche, le glacis…

J’étais place Rouaix quand AZF a explosé, le 21 septembre 2001, à 10h17. Nous étions censés Romain et moi être au lycée, lui à Saint-Sernin, moi à Fermat, mais nous avions prévu de boire des noisettes au Samsara. Tout d’un coup, tout le monde autour de nous s’est jeté à terre. Je me souviens dans ma bouche, l’instinct… Puis l’explosion est venue, le souffle et la détonation, comme un craquement d’arbre. Les vitres du magasin Gentry’s, les verrières de la Chambre de Commerce de l’autre côté de la rue et au-dessus de moi les fenêtres de L’Opinion indépendante, où travaillait déjà l’écri-vin-nature Christian Authier, qui plus tard deviendrait un copain, ont explosé. Pendant quinze minutes, un bruit de grelot a habité le fond de l’air. Partout, les vitres brisées tombaient en fragments. Romain a appelé sa mère. La Mairie, où elle travaillait, avait explosé. J’ai appelé la mienne, ça avait explosé chez moi, rue du pont de Tounis, elle avait cru que c’était la chaudière. Puis mon père confirma que ça avait explosé à l’université. Nous pensions avoir assisté à une explosion, très proche, un attentat. Un homme courait, le visage niqué, un chiffon sur les yeux, des femmes hurlaient, en sang, les voitures étaient figées en travers de la route. Les téléphones, après trente minutes, ne fonctionnaient plus. Je suis presque certain que la préfecture les a fait couper.

Les images du World Trade Center remontaient, et ces mots que Baudrillard n’avait pas encore écrits : “…les médias font partie de l’événement, ils font partie de la terreur”. Si Toulouse avait explosé, toute l’Europe brûlait. C’était la guerre enfin, enfin, et enfin j’allais savoir si la mort pour moi saurait souffler dans sa trompette. Dix jours plus tôt, j’avais assisté à la première émission mondiale de téléréalité. Deux mois plus tôt, à la première émission française : Loft Story. Je suis allé chercher ma soeur et mon frère à Fermat, au collège, on m’a laissé les enlever dans la panique, j’aurais pu être n’importe qui. J’ai appris que mon professeur de physique, une wagnérienne, avait failli se défenestrer après l’explosion. Les rumeurs allaient bon train : c’était l’Onia, AZF, le nuage toxique, le carburant d’Ariane Cinq, c’était le temps, les Arabes, une bombe nucléaire ! Mon père voulait fuir à Gragnague. Je ne voulais pas, parce que le soir j’étais invité à dîner chez mon ami Bertrand. Les rues furent désertées. J’ai croisé un groupe dans le silence, rue Peyrolières, avec des mouchoirs sur le nez. Impossible de retrouver mon vélo. Il faisait beau. Plus tard, je suis revenu rue Bouquières. Nous nous sommes calfeutrés chez les Carayon, Emmanuel, Maximin et moi. A la télévision, Motus n’était pas déprogrammé. Aucun flash spécial… Tout le monde s’en foutait ! Alors j’ai compris que tant que la télévision ne le confirmerait pas, Toulouse n’aurait pas tout à fait explosé.

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Guillaume Sire
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1 Response to Place Rouaix, 21 septembre 2001

  1. pasdepseudo says:

    L’article de J.B. datant du 2 novembre, les mots remontaient… par anticipation, j’imagine.

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