” …et le champ de bataille est le coeur des hommes” — Les Frères Karamazov (1880)

“L’inverse de l’héroïsme est moins la lâcheté que la sensualité.” (Avant la longue flamme rouge)

Aux insectes, la sensualité !
Je suis, mon cher, cet insecte et c’est spécialement de moi que cela a été dit. Nous autres Karamazov, nous le sommes tous, toi aussi, un ange, cet insecte vit en toi et fait naître des tempêtes dans ton sang! Ce sont bien des tempêtes, car la sensualité est une tempête, plus qu’une tempête! La beauté est une chose terrible et effrayante! Terrible parce qu’indéfinissable, et l’on ne peut la définir parce que Dieu n’a proposé que des énigmes. Là les extrêmes se touchent ; là cohabitent toutes les contradictions. Je suis bien inculte, mon cher, mais j’ai beaucoup réfléchi à cela. Il y a énormément de mystères ! Trop d’énigmes accablent l’homme sur la terre. On n’a qu’à les résoudre comme on voudra et sortir sec de l’eau. La beauté ! Ce que je ne peux pas supporter, c’est que tel homme, de coeur élevé et même d’une grande intelligence, commence par l’idéal de la Madone pour finir par l’idéal de Sodome. Plus effrayant encore est celui qui portant déjà l’idéal de Sodome dans son âme, ne rejette pas non plus l’idéal de la Madone, celui dont le coeur brûle pour lui et qui brûle en vérité, en vérité, comme en ses jeunes années d’innocence. Non, la nature de l’homme est large, trop large même, je la rétrécirais. C’en est intolérable, voilà ce qu’il en est! Ce qui à la raison paraît être une honte est, pour le coeur, une beauté. Est-ce dans Sodome qu’est la beauté? Crois bien que c’est précisément dans Sodome qu’elle est pour l’immense majorité des gens. Connaissais-tu ce mystère? L’horrible, c’est que la beauté est une chose non seulement terrible, mais aussi mystérieuse. C’est le diable qui lutte avec Dieu et le champ de bataille et le coeur des hommes.”

Fiodor Dostoïevski

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Le maçon

Je rêve d’un monde où 1/ la fausse littérature n’existerait pas 2/ la vraie littérature ne susciterait pas d’admiration pour l’auteur, ou en tout cas pas davantage que celle qu’attire à lui un maçon ayant bien fait son travail. On parlerait de Joyce facilement, pour dire j’aime ou j’aime pas, j’y ai trouvé quelque chose, mais on en parlerait sans tout le paquet, l’esbroufe, le bableuisme débile, hérité de je ne sais quel papillonnement en classe de français. On en parlerait sans frime ni honte. Et tout le monde, et n’importe qui en parlerait. Hélas dans l’univers des salons du livre, des prix littéraires, des universitaires qui posent devant leurs bibliothèques bien fournies, des préfaciers, des hommages, des rééditions, des résidences d’écriture, des revues, des libraires qui clignent de l’œil et des « bookstagrameurs », je me sens comme un maçon au milieu de prétendus architectes, devant des millions de pages en papier carbone, blue-prints, échantillons, grandzidées, qui soudain oserait demander d’une voix inaudible : « pardon mais où est-ce qu’on va dormir ? »

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à propos du Roi Lear

“Quand on aime, on ne compte pas, ni n’exige”. Voilà ce qui arrive à ceux qui comptent et exigent.

Le jeune est tenté d’exiger. Le vieux a tendance à compter. Ces deux chemins, contraires à la charité, éloignent de la vérité. L’amour est perverti par l’ingratitude (chez le jeune, et plus généralement chez ceux qui exigent) et par l’idée d’ingratitude (chez le vieux, et chez tous ceux qui comptent).

Le Roi Lear : addenda à la parabole du fils prodigue… Ici le père (Lear, Gloucester) dilapide l’héritage en le confiant à ceux qui ne le méritent pas après avoir éloigné l’enfant qui le méritait ; mais l’enfant (Cordélia, Edgar) lui tend les bras, et lui a déjà pardonné, quand il a tout perdu, y compris la raison (Lear) et la vue (Gloucester), et quand ceux qui juraient hier de l’aimer l’accusent et essayent de le tuer.

Ainsi la parabole est traduite et, presque, complétée. D’ailleurs, Lear loge avec des porcs (acte IV, s.7).

Sainteté de Cordélia : “Quiconque le guérit peut prendre tous mes biens.” (Acte IV, scène 4) Et plus loin: “No cause, no cause.”

Sainteté d’Edgar : “Asseyez-vous, père ; reposez vous.” (Acte IV, scène 6).

Les remords et l’impuissance d’Albany finissent par le rendre sage (tandis que c’est l’amour qui rend Cordélia et Edgar sages) : “Wisdom and goodness to the vile seem vile”. Ce sont ces mêmes remords et cette impuissance qui rendaient sage le bon larron sur la croix.

Le Roi Lear devrait tenir lieu en ces temps de folie de manifeste contre l’euthanasie, qui est un crime.

Kent : “Voir ses mérites reconnus, c’est déjà être trop payé.” (Matthieu 6,1-6.16-18)

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Pourquoi peint-on les drapeaux ?

  1. Pourquoi peint-on les drapeaux ? Comment choisit-on les couleurs ? Laquelle n’est pas tâchée de sang ? Pourquoi les rois ont-ils leurs trônes sur la tête? Quelle nation ne s’est pas transformée un matin en noeud coulant ?
  2. Sous les couronnes de myrte, dans les roues de fer et de plumes, devant les totems gras, les seigneurs de ce monde tendent à L’Amour leurs viles embuscades.
  3. “Brisons Sa joie, crient-ils, dénouons Son étreinte, jetons au feu Sa clef ! Nous serons libres enfin quand nos désirs nous auront salariés !”
  4. L’Amour, dans des volutes, s’incline et se retire, puisque c’est ce qu’ils veulent,
  5. Mais Son énergie devient plus vivace à mesure que la distance entre Lui et les hommes est plus grande — plus grande, aussi, la division des hommes.
  6. “La distance infinie qui, du mont analogue, sépare la base du sommet, Je la rassemble en un seul point crucial
  7. Sur lequel éclot Mon Fils l’Abandonné, né de Moi-même avant tous les siècles.
  8. À Lui les vrais drapeaux, les feux, l’enfance de ce monde. Pour Lui les sacrements. Vers Lui les metaxu.
  9. Et maintenant ouvrez-vous, devenez rois, recevez Mon alliance, juges absents.
  10. Pose tes mains sur le sol, respire, attends, parle — tremble pour grandir.
  11. J’ai envoyé vers toi Mon Fils bien-aimé : approche-toi de Lui, lance tes mains. Griffe. Bois,
  12. Car l’énergie sera résolue, comme à la flamme l’étoupe ; heureux qui s’y consumera !
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Pourquoi avez-vous peur ? (2022)

Commentaires de la Genèse et de l’évangile selon Saint Matthieu (.pdf, 225 pages).

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Le héron

Amoureux, le héron s’arrêta de manger.
« Dorénavant que j’aime à quoi bon subsister
En picorant ces fruits, en grattant ces écailles ?
Et à quoi bon dormir sur ce coussin de paille ?
Je n’ai besoin de rien. » Le héron trépassa
Évidemment ; mais quand son corps on retrouva,
Son bec et ses yeux noirs brillaient comme de l’or,
Car qui aime vraiment jamais vraiment n’est mort.

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Puissent sur vos joues

Mes chers enfants, mes anges, mes ours, puissent sur vos joues s’imprégner mes caresses : qu’elles soient tatouées, marquées dans le souvenir de votre peau, puissiez vous garder à jamais quelque chose de ma main près de votre cou, et plus précisément à la jointure de la mâchoire et du cou où la peau est plus fine, plus douce, et où elle tremble, où elle palpite comme un oiseau — de sorte que dans l’âge infini, dans la faiblesse, dans l’inquiétude des derniers jours, quand vous serez des vieillards fragiles et étonnés comme des nourrissons, brisés dans les draps d’un hôpital, et gênés : gênés par la gêne de vos propres enfants — de sorte que ce jour-là vous sentiez sur vos joues, et à cet endroit qui bientôt ne palpitera plus, ma main ferme et tendre de père ; alors vous aurez moins peur, parce qu’aucun enfant n’a peur quand son père se tient près de lui — vous aurez moins peur et j’aurai peur à votre place, j’aurai peur oui, je serai terrifié comme je l’ai été à chaque fois que je n’étais pas certain d’être en mesure de vous protéger. Puissiez-vous sourire à cet instant malgré la souffrance et les questions sans réponse, et personne autour de vous, ni vos enfants, ni les infirmières s’il y en a — personne ne saura pourquoi dans ce crépuscule vous souriez ; ils mettront cela sur le compte du grand âge, tandis que vous serez en train de retrouver l’empreinte de l’âge tendre, le tatouage de mes caresses, les mercredi après-midi saucisse-frites-glace, les dessins-animés, les histoires de Claude Ponti, les dimanches en famille, la messe, le parc, le manège, le sapin, Gragnague, Montrafet, le phare du Cap Ferret, les sauts au-dessus des vagues, les bobos qu’on embrassait pour qu’ils s’envolent, les trajets pour l’école, les soirées pyjama, les messages sous l’oreiller, les bains, les devoirs, le miracle des jours fériés, les cauchemars après minuit. Puisse tout cela se trouver sur vos joues de vieillard, dans votre cou, à cet endroit qui sous les rides palpitera encore… Souriez. Je suis là. L’éternité ne se trouve pas après la vie mais derrière, dans le double-fond de l’Espace et du Temps, par-delà les silhouettes de la Caverne. Je suis là. J’existe. Je vous attends.

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à propos de “Pudeur du donateur” (Nietzsche, Aurore, §464)

Nietzsche écrit : “Quel manque de noblesse que de jouer sans cesse au donateur et au bienfaiteur, qui plus est de façon ostensible ! Au contraire : donner et combler, en prenant soin de dissimuler son nom et son don ! Mieux : être sans nom, comme la nature où, ce qui nous réconforte, c’est de ne plus y rencontrer ni donateurs ni bienfaiteurs, plus de “visage empli de bienveillance” ! — Mais vous vous gâchez aussi ce réconfort, ayant placé un Dieu dans cette nature… Ainsi tout est à nouveau sous le signe de la dépendance et de la contrainte ! C’est cela que vous voulez ? Ne plus jamais être seul avec soi-même ? N’être jamais plus sans surveillance, sans garde, sans protection, sans présents ?

Mais n’a-t-il pas lu la Genèse ? Dieu donne à l’homme la vie et ce faisant lui donne la liberté. Il n’est pas là quand Adam est seul et s’ennuie. Il n’est pas là non plus quand Adam est avec Eve dans la plénitude de son amour. La plénitude de Dieu suppose cette absence. Son don est parfait, c’est-à-dire que son don est total.

Genèse, chapitre 3 : “Le Seigneur Dieu appela l’homme et lui dit : « Où es-tu donc ? » Il répondit : « J’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai pris peur parce que je suis nu, et je me suis caché. »

Est-ce là ce que Nietzsche appelle “surveiller” ?

Dieu de nous surveille pas. Il ne nous enchaîne pas. Il nous appelle. Il nous pardonne. Il nous donne tout. Celui-qui-est me donne d’être à mon tour. Il donne “moi” à “moi-même”.

Le nouvel Adam le sait sur la Croix : Dieu pour tout donner, et devenir Jésus, s’est éloigné. “Notre Père qui es au cieux”, c’est-à-dire “Notre Père qui pour nous donner la vie s’est éloigné”. Il n’a pas fait de son don une chaîne. Il ne nous surveille pas. Donner c’est abandonner. C’est inexplicable, et le “pourquoi m’as-tu abandonné ?” est la plus belle prière possible.

Nietzsche ne veut pas que la vie soit une dette. Mais elle n’est pas une dette, un don s’il est parfait n’est pas une dette. Dieu est le seul à pouvoir faire qu’un don soit parfait. C’est sa nature. Il existe dans ce don. Ce don c’est l’Esprit Saint. Ce n’est pas une chaîne. Ce n’est pas un oeil qui surveille.

Vivre de sa foi, c’est consentir à ce don. Vivre d’espérance, c’est faire de ce don la plus gratuite et la plus chère des expériences. Vivre de charité, c’est devenir soi-même le véhicule de ce don.

Dans ce même texte, Nietzsche écrit plus loin: “N’est-on pas tenté de vendre au diable, corps et âme, pour échapper à cette impudique présence céleste, à la contrainte de ce voisinage surnaturel ?” Mais la voilà, précisément, la chaîne ! la voilà la surveillance ! Une chaîne pour le corps, une caméra pour l’âme. Le Diable ne donne rien, mais il promet, il propose, il ment, et au diable l’homme vend… “Se vendre”. Les choses diaboliques ne se reconnaissent pas : elles se con-somment. La voilà la contrainte de ce voisinage surnaturel.

Tout donner, c’est nécessairement accepter que le donataire puisse refuser ce don et qu’en le refusant il transforme la distance qui le sépare du donateur en mur. Derrière ce mur Dieu continue à appeler. À travers lui, il nous envoie la force de le franchir. Mais il ne peut pas le briser, ou le franchir à notre place, car autrement son don ne serait pas parfait.

Le philosophe Martin Steffens dans son Petit traité de la joie, a commenté cet extrait de Nietzsche bien mieux que je ne le fais moi-même en précisant bien qu’il “n’est pas vrai de dire que le fait de rendre grâce pour la vie reçue nous mette en position de débiteur”. Nous ne devons pas à Dieu la gratitude. Nous ne lui devons rien en fait, précisément parce que son don est parfait, et parce qu’il serait orgueilleux de croire qu’un Dieu tout puissant puisse exiger de moi quoi que ce soit en échange de son amour. Mais nous pouvons reconnaître Dieu. Nous pouvons être émerveillés par son don. C’est cela la Foi. C’est cela la prière. Et nous pouvons placer cet émerveillement au-dessus de toutes les souffrances susceptibles de l’amoindrir : car si je peux souffrir c’est précisément parce que je peux aussi ne-pas-souffrir, de sorte que la souffrance peut elle aussi conduire à l’émerveillement. C’est cela l’Espérance. Enfin, nous pouvons annoncer ce don, et nous en faire les médiateur. C’est cela la Charité.

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À propos de “Faire l’amour”, Jean-Philippe Toussaint (2002)

L’écriture est singulière parce qu’elle est retenue sans être tenue. Elle est précisée mais pas au point d’être précise ; et du coup ce n’est pas froid, rien n’est froid, malgré cette espèce de distance maintenue par le narrateur entre sujet et objet, c’est-à-dire entre son âme et celle de Marie. L’image finale du narrateur quand il se promène au milieu des tableaux en tenant le flacon d’acide “comme une bougie” représente parfaitement cette distance entre le sujet et l’objet, cette distance qui couvre la lave brasillante d’un lavis de glace avec ses bulles d’air, avec ses diffractions, avec son épaisseur. Et puis il y a le cosmos, les lumières au loin, le vertige pascalien, la sphère dont les contours sont partout et le centre nulle part…
Et puis bien sûr il y a cette fleur qui s’éteint comme une flamme sous la larme d’acide, qui est la fleur mallarméenne, “l’absente de tous bouquets“.
Tout est symbole et psychologie, mais rien n’est discours, rien n’est psychologique.
Cela m’a fait penser aussi à certains tableaux de Paul Klee lorsque sa main hésite, tentée par l’abstraction, et qu’il est à deux doigts de Kandinsky, puis finalement la figure s’impose. Sa phrase a une race. Elle a des racines.

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De toute façon Nice est immortelle

Article publié dans La Revue des Deux Mondes (décembre 2018, p. 84-90)

Les façades sont jaunes, terre de sienne, rouge brique, pastel, grattées ; elles sont orange, dorées, parfois roses, rosies ; il y a des corolles sous les arceaux et des fractions de pierre ; mais jaunes surtout. Oh, vraiment, jaunes par-dessus des spirales. Jaunes comme de l’or vieux, sans reflets ni paillettes ; un jaune qui absorbe, privé de réaction mais renforcé, le nord de l’Italie, une couleur solipsiste ; frottées depuis deux siècles par les grelots du soleil ; et menacées : les Romains, l’Autriche, l’envahisseur acharné. Malgré cela il n’y a pas de politique ici parce qu’il n’y a pas beaucoup d’étudiants, mais il y a des amants russes qui se suicident près des poubelles, à midi, pour des raisons qu’ils n’expliquent pas. Les volets sont verts, vert d’eau, gris vert, un vert religieux et végétal, qui n’est pas mélancolique ; en persiennes, cintrés, lames américaines, ouvrables en grand, comme des bras, ou par le milieu, vers le haut, comme des paupières ; il y a un battant (« portissol » il faut dire) dont le recours généralisé (et obligatoire j’imagine : la morale…) crée sur les façades une succession de décalages et, à l’intérieur, certaines ruptures qu’on dirait faites pour éclairer l’amour. La ville d’ailleurs est chargée d’une sensualité qui n’échappe à personne ; une lenteur tectonique à laquelle les portissols ont fait des crans de couteau.

Je croise un homme sans grâce, bâti autour d’une porte ; il imite, il est imitateur.
— J’imite Garibaldi, vous êtes Italien ?
— Je me suis perdu.
Effectivement, il imite la voix du Héros des Deux Mondes.
— A Nice, dit-il, toutes les rues s’éloignent de la mer.
— Je ne m’attendais pas à ça.
— Figurez-vous que je sais aussi imiter Rousseau.
— Tiens donc…
Il s’enfuit, je vérifie qu’il n’a pas volé mon portefeuille.

Les caniveaux sont sans objet, la pierre est neuve, les angles ne sont même pas émoussés. Nice est un palais construit avec les atouts d’un jeu de Tarot ; il y a des scénettes, des robes. La place Saint-François a une fontaine. Quatre poissons prognathes s’entortillent en fleur renversée. On m’avait dit “Nice la bourgeoise, les vieux, les racistes, les boîtes de nuit, le vin rosé et les traces ensanglantées sur la promenade des Anglais” ; je trouve une fille féconde, italienne, j’ai trouvé des flammes, le réflexe achilléen de la France — Bergame au bord de la mer. C’est la même colline qu’à Vérone (je me souviens 2007, une jupe, les mèches blondes d’un amour de jeunesse, le chant d’un coq, mon Dieu, Vérone…). Les murs en pierre beurrée patrouillent au milieu des cyprès dont les billes de bois (les billes caractéristiques) font des pièges dans les herbes hautes à mes semelles en cuir. C’est la même colline qu’à Vérone, autour de la ville, une seule, la même exactement, transplantée, un mirage avec des cornes, garnie celle-là de temples païens et de petites cascades aux reflets composites. Un cimetière, et tout d’un coup la mer — la mer qui surgit !

Les mouettes brunes sur les galets, au milieu des packs de bière, sous les colonnes néoclassiques de la place des États-Unis, picorent à la recherche d’une crevette ou de quelques grains de biscuits. Une femme frisée, les hanches en évier de cantine, combinaison, boucles d’oreilles larges et interstellaires, maquillée jusqu’à la moelle. En face d’elle, un homme au nez d’aigle, profil basque — il grappille une cuiller (ce besoin qu’ont les hommes de tripoter leurs couverts !).

— Je te dis que je t’ai rendu les clefs.
— Elles seraient dans mon sac.
Démonstration imparable.
— Je te les ai données quand je suis sorti de la voiture.
La femme en pensées décortique les nuages.
— Tu ne m’as pas dit bonjour.
Un chat rôde près de ses jambes, apparemment le serveur la connaît. On peut tuer quelqu’un avec une cuiller.
Le bonhomme s’énerve.
— Arrête de gueuler !
Cinq minutes plus tard, il l’embrasse sur les joues, trois fois, puis s’en va ; il a volé la cuiller et n’a pas réglé la menthe et le café. Dans la rue, il y a la misère du monde.

Trois chênes-verts place Garibaldi rentrent la tête dans les épaules, à côté desquels se trouvent des acacias de Constantinople aux fleurs aériennes. Il y a des catalpas, j’en ai vu un peu plus haut, leurs feuilles en plateaux. Les moulures du Saint Sépulcre emmènent mon regard jusqu’aux gigantesques pots à feu découpés sur le ciel. Avant la rue Bonaparte, il existe une façon de ne pas trouver la mer : on peut presque se perdre. Je longe finalement le port jusqu’au cours Saleya, où se trouve une taverne à la face jaune derrière un balcon de fer : Les 3 Diables. Le marché primeur s’installe, il est sept heures du matin devant la chapelle de la Miséricorde. Je n’ai pas dormi, je ne dors pas. Les tomates sont venues tard cette année, elles ont un goût d’amande.

Clément Rosset a enseigné à Nice son Traité de l’idiotie. Je me souviens de mon désarroi quand il est mort au printemps dernier. Je voulais le rencontrer, j’aurais dû lui écrire. Hélas, ma vie est une succession d’actes manqués. C’est peut-être pour ça que j’écris, ou alors c’est pour me venger. J’imagine Clément Rosset au Paradis, l’accueil que lui a préparé Jean Baudrillard : “Finalement, l’amour…” Avec lui quelques moralistes, et Vernant enthousiaste comme un doctorant de première année : “Œdipe n’est pas double, c’est vrai, il n’est qu’un ; mais Dieu, lui, est triple, et n’est qu’un !” Haussement d’épaules côté Clément Rosset : “Putain, j’ai soif !”

Un ami niçois me parle du voyage en France de Hölderlin, qui, me dit-il, l’a fasciné pendant des années et l’a même empêché de terminer un roman. Puis il m’explique que Nice est en Occitanie. Le niçois c’est du provençal mais c’est de l’occitan. Le provençal, répète-t-il, c’est de l’occitan, et dans les Alpes, “le vivaro-alpin, figure-toi, c’est du nord-occitan !”. L’Occitanie fut un miracle grec : je lui parle du texte de Simone Weil. Cet ami a une barbe de pope, c’est à la mode, la peau mate, nez fin, pointu, des yeux intelligents, un côté bon camarade et en même temps un contour thermidorien, avec de longues mains et des yeux rentrés genre Greco, quand la chair devient l’âme (ni signe ni partie, l’âme tout entière). Il m’explique qu’à son avis les Auvergnats sont arabes. Les Arabes, dit-il, ont inventé le Moyen-Âge et Aristote. Surtout, ils ont inventé l’amour. L’Auvergne, ou l’Occitanie je ne comprends plus, a retenu l’amour chez nous. Il insiste sur ce verbe : historiquement, nous avons retenu l’amour. Ce fut cela à son avis le miracle occitan.

Je fais d’autres promenades à différentes heures. Je pense au Romain Gary des Enchanteurs et à Chagall, évidemment, en me disant que ces deux-là ont en commun de ne pas être sortis de l’enfance sinon pour mieux y retourner ; l’enfance des danseuses la fleur entre les dents, la chasse au capricorne en fin d’après-midi, les joues chauffées et fendues par les herbes folles des week-ends scouts, et les soldats de plomb à grandes moustaches, les magiciens gitans, devant la jungle, en turban, leurs boules de cristal, leurs sabres ; l’enfance en bateau comme à bord d’une montagne aux voiles immenses et gonflées.

La vendeuse de maillots de bain près de Castel :
— Dans votre taille, je n’ai plus qu’une couleur, est-ce que cela vous convient ?
Elle me tend un maillot orange.
— Ça dépend, comment sont les poissons ici ?
Elle est étrangère, slave peut-être — en restant dans son magasin j’aurais l’impression d’avoir bu un verre de champagne à trois heures de l’après-midi. Une fleur. C’est une fleur !
— Je ne veux pas vous déranger, combien je vous dois ?
— Dix-sept euros.
Elle vérifie.

Une pensée pour Joseph Kessel, qui a été adolescent ici, lionceau devant la mer, la gueule carrée, déjà trop grand partout. Je l’imagine rouler des mécaniques sur la Promenade des Anglais, un peu loubard, avec l’œil glacé. Je l’imagine au bistro, les filles, les copains, le flipper, la fumée, les bagarres. Une pensée aussi pour James Joyce. L’énigme Joyce. L’éternel, l’impossible Joyce et son chapeau claque ! Tout compte fait, je me dis qu’on est peut-être obligé d’être aveugle pour avoir écrit L’Odyssée.

Les serveurs en chemises noires, colliers de barbes, tatouages maoris, les femmes blondes, sculptées, élixir, tout cela existe…  et l’odeur de chlore. Et les joueurs de couteau papillon, à qui il manque une ou deux molaires, les touristes allemands et chinois, les Russes, les femmes russes.
Les femmes russes !
Un chien maintenant, allons bon…
— Monsieur, vous allez l’écraser.
— Mais il est tout petit.
— Au contraire, pour sa race…
Le chien a les fesses relevées, on dirait qu’il tombe en marchant et qu’à chaque fois il se rattrape. Au Moyen-Âge, amour ou non, les rats l’auraient tué, ou bien un paysan auvergnat l’aurait revenu à la moutarde comme un lièvre, dans des cubes de panais et des carottes à l’eau minérale ; le fumet aurait attiré les enfants des voisins.

Un historien au physique de gendarme (la santé, les dents, la volonté des gendarmes) :
— On ne sait pas ce qu’est réellement l’administration.
J’essaye de répondre :
— Je suis passé l’autre jour devant la préfecture…
Mais le serveur nous interrompt (il y a des serveurs partout à Nice).
— Le saumon, la salade.
Une conservatrice de bibliothèque est avec nous à table :
— Je déteste quand c’est salé.
L’historien est un spécialiste des bords de Loire.
— Kafka l’avait senti, poursuit-il, l’administration ne sert qu’à une chose, les réunions, les papiers, une seule chose…
Le serveur :
—  Un risotto ?
L’historien :
— C’est pour effacer l’autre.
La conservatrice :
— Ce sont des idées noires.
— Aucunement.
La conservatrice, qui, je trouve, ressemble à une de mes tantes, considère qu’il s’agit d’une provocation.
Au loin un avion, les premières étoiles.
— Qu’est-ce que tu as dit !
— On meurt, mais il y a un projet.
Le serveur :
— Un dessert ?
J’essaye de calmer l’ambiance.
— Un complot tu veux dire ?
— Je veux dire que si l’administration n’était pas un système fasciste, on ne serait pas obligé d’avoir un numéro de Sécurité sociale.
Deux corneilles sur le bord d’une gouttière, leurs reflets noirs comme de la gouache ; au loin une alarme, des enfants…
Nice, donc ! Je suis à Nice !

Un ferry jaune et bleu s’en va en Corse ; il pourrait y être dans six heures, me dit-on, mais il ralentira pour arriver au moment du réveil. Les croissants sont meilleurs en mer, mais les clients s’inquiètent si en ouvrant les yeux ils ne voient pas la terre : les rochers en forme de hachoirs.

Nice c’est Rome, les collines, les hauts murs, l’huile d’olive, les insectes gros comme des oiseaux, et l’érotisme, un érotisme antique, la lenteur, la tentation de la tyrannie.

Hier soir, j’ai longé le port où sont amarrés les yachts rutilants, le cinq-mats Club‑Med‑Deux et trois plongeoirs faits pour l’infini, sur un rocher. Depuis la terrasse d’un ancien séminaire, près d’un temple indien, j’ai regardé longtemps de l’autre côté de la Baie des anges les avions décrire tour à tour un virage radical, ou atterrir, réduits à la lumière sous leurs ailes, puis disparaître.

J’imagine Aragon et Elsa Triolet sur la promenade où ils ont séjourné. Elsa dans mon évocation n’a pas de pupilles, comme un Modigliani. Aragon est un cœur avec une bouche et rien d’autre. Il travaille trop à faire semblant. Nice pourtant lui va bien ; Nice ce n’est pas la Grèce ; c’est Rome ; c’est la civilisation. Aragon est un sommet de civilisation.

J’en parle au chauffeur du taxi qui me conduit à l’aéroport, un centaure à lunettes de soleil.
— Nice, tranche-t-il, c’est surtout la ville des femmes. Tu m’étonnes que certains deviennent dingues.
Le rétroviseur mange la bouche ouverte…
— Et les hommes ?
— Ils se taisent les hommes, ils ont peur.
— De quoi ?
— Qu’est-ce que j’en sais !
J’aperçois le dôme de Sainte-Réparate.
— De toute façon Nice est immortelle, dit le chauffeur, et il braque violemment.

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Quelle sincérité !

En art, il faut haïr la sincérité. La sincérité, c’est comme la morale : c’est faux. La sincérité ment. Personne n’a au fond du coeur un coeur qui parle avec sincérité.

Il faut aller contre la sincérité. Là est l’art. Il faut aller contre le confort moral, l’écriture bourgeoise… Et ne pas se laisser avoir par le “je” puisque “je” est un autre, je” est joueur, “je” est faussaire ! Qui pense que Proust était sincère ? Qui pense que Casanova ou Rousseau l’étaient ?

La sincérité c’est toujours l’orgueil, c’est la fausse modestie, c’est la connerie bourgeoise déguisée en intelligence et en hauteur de vue.

Même Saint Augustin n’a pas été sincère. Augustin a décidé d’aller contre lui-même. Il est allé trouvé en lui Judas, et Judas lui a parlé de Jésus. Judas est le meilleur catéchiste possible, parce qu’il n’est pas sincère. Il tremble. Il renie. Il hésite, et malgré cela il essaye d’être fort, il se cabre…Il faut se cabrer ! Pierre aussi s’est cabré ! Paul se cabrait !

Quand on exige de l’artiste qu’il soit sincère, on tue l’art. Cette époque tue l’art. Elle n’en veut pas. Et cette époque veut à tout prix substituer la psychologie, qui révère le néant et la sincérité, à une religion qui érige au-dessus de tout la miséricorde et l’espérance.

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Sur La reine morte (Montherlant, 1942)

Dans cette pièce dont l’intrigue repose sur des ficelles usées au point, se dit-on, qu’elles ne devraient plus rien se voir confier, surtout en 1942, qu’est-ce qui étonne ? L’absence d’éthique. Il n’y a plus la de destinées tragiques : Inès n’est pas Antigone. Ni de drame : Don Pedro n’est pas romantique. Non seulement personne n’incarne une éthique, mais surtout l’éthique n’existe pas, elle n’a pas lieu, elle est impossible. Et pourtant on n’est pas chez Ionesco. C’eût été trop facile, l’absence d’éthique, chez Ionesco… Ici on est bien à la cour. On est dans le Portugal immortel. On est en dehors du Temps, sur l’autel, où le sacrifice a lieu, où la destinée des hommes tout à coup est consubstantielle à celle des dieux: dans le feu des âges, à la lie des universaux.

L’Infante, c’est la tentative éthique… C’est l’autre monde, c’est l’Espagne, qui essaye d’avoir prise. Elle voudrait signifier quelque chose. C’est l’honneur, l’honneur bafoué, c’est la tentation du Salut. Mais rien ne marche. Elle ne change pas le cours des événements. Elle n’influe sur rien. Elle pourrait être absente. Elle est absente d’ailleurs. Elle est morte. La reine morte.

Le roi Ferrante règne sur un monde où aucune victoire n’est véritable, puisque les valeurs ne sont coextensives à rien : l’évaluation est un mensonge, les principes interchangeables. On peut tuer n’importe qui car n’importe qui est coupable, et parce que dans un tel monde on a besoin d’un coupable à tuer. Il faut tuer… Là est l’horreur : le sang est à la fois gratuit et nécessaire. Écrire une telle pièce en 1942, et la faire jouer au Théâtre-Français, était sans doute autrement plus subversif que de distribuer des tracts bourrés de fautes d’orthographe dans des rades après la tombée de la nuit.

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Sur Jean Genet

Jean Genet, c’est le pédé nietzschéen, l’ombre suave du corps dans la prison de l’esprit, c’est le glaviot, le glaire, la larme de sperme, la saleté grise, les plaies sans couture. Au milieu de tout cela, dans toute cette horreur, Genet trouve une beauté naturelle. Il ne l’invente pas. Il la montre. Il la connaît. Il nous la rend évidente. Il y détecte aussi une chaleur, celle des légumes quand ils moisissent et deviennent tièdes, et qu’ils deviennent autre chose : tout à coup une fleur, un arbuste, un nouveau monde, un rayon de lumière frais et doux comme du beurre sur de la peau.

La madeleine de Genet est un tube de vaseline. La vaseline lui rend sa mère. Elle lui rend son humanité. Si le tombeau est humide et chaud, la mort sera grouillante, l’éternité moins froide. Si je suis ce que je fais, il faut que je sois humide et chaud, je dois devenir grouillant.

Il y a plus de Sartre dans un paragraphe de Genet que dans toute l’oeuvre de Sartre. Genet c’est Sartre mais dans l’action, dans les choses, dans l’oeuvre d’art. C’est ce que Sartre a fait de mieux. Sartre ne mérite pas Genet. Sans lui, Genet aurait sauvé la Palestine. Ou bien il aurait inventé la Palestine, ce qui revient au même. Sans Sartre, on aurait reconnu en Genet le philosophe tragique, le seul vrai Français existentialiste. Sartre a empêché Genet d’exister : il l’a catégorisé, et ce faisant a empêché ses ailes de s’ouvrir, comme font les philosophes avec les poètes aussitôt qu’ils en ont l’occasion.

Genet c’est déjà Foucault, mais c’est mieux que Foucault, parce que c’est ouvert, c’est vivant, ça grouille. C’est la rue. C’est le ruisseau. Pas le Collège de France… C’est désespéré. C’est menteur, voleur, inconséquent, maladroit. C’est humain. Foucault n’était pas humain, c’est ce qui a empêché à sa philosophie d’avoir lieu. Genet est humain, trop humain, infiniment humain. Il pleure lui aussi devant le cheval fouetté, mais il pleure tout autant sur le cocher et finalement les encule tous les deux — en riant !

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La patrie des choses

“Cette étrangeté des choses, lumière de toute poésie — de tout art — est vraiment liée à leur nature autre, à ce qu’on appelle leur objectivité. (…) La fleur est une vision parce qu’elle est aussi autre chose qu’une vision. Ou, si l’on préfère, la fleur est une vision parce qu’elle n’est pas un rêve. Telle est pour le poète l’étrangeté des pierres, des arbres, de toutes choses fermes et stables — étranges parce que fermes et stables.” Chesterton — Saint Thomas du Créateur

« Parmi le cuir fin des oranges,
parmi des massacres d’oignons,
je touche, absurdes compagnons,
aux grandes patries étranges. »
Benjamin Fondane — Ulysse

« Dieu a pris les semences dans d’autres mondes, les a dispersées sur cette terre et a cultivé son jardin, et tout a levé de ce qui pouvait lever, mais ce qui a crû ne vit et n’est vivant que par le sentiment de son contact avec d’autres mondes mystérieux. » Fiodor Dostoïevski — Les Frères Karamazov

« Je propose à chacun l’ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses…» Francis Ponge, Proêmes

« Sur toutes choses périssables, sur toutes choses saisissables, parmi le monde entier des choses… » Saint-John Perse, Vents, I. 1.

« L’horrible, le somptuaire, le très lent,
l’auguste, l’infructueux,
le fatal, le crispant, le mouillé, le lugubre,
le tout, le très pur, le ténébreux,
l’âpre, le diabolique, le tactile, le profond… »
César Vallejo, Poèmes de Paris, 1937

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A propos des Contreforts

Extrait d’un échange avec AL :

“L’enfance est un château qu’il faudra nécessairement quitter, le temple de la mémoire, et dont l’administration — c’est-à-dire pour faire simple l’âge adulte, l’âge sans littérature — cherche à nous expulser. Ce qu’il y a d’autobiographique ici est moins dans les événements que dans les sensations qu’ils donnent. Je voulais rendre “communicables” les sensations de mon enfance, de mes grandes vacances, de mes aventures. Je voulais communiquer mes peurs aussi. Et mon envie : celle qui a précédé les premiers désirs érotiques, et qui était par-là même sans objet véritable. Qui était pure littérature.”

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Charybde et Scylla

En vieillissant, on court le risque du naufrage. D’un côté, Charybde : l’amertume. L’amertume qui isole l’âme avant de l’aspirer dans un tourbillon de néant. De l’autre, Scylla : la folie. La folie qui terrifie l’âme avant de la dévorer.

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Etna, ou le roi du silence

I

De cette aube géologique où la petite terre sans eau criait écorchée vive,
De ces temps où les atomes n’avaient pas de cadastre,
Quand espace et lumière n’avaient pas négocié leur pacte,
Et que Dieu était vivant mais n’avait rien vécu,
Ces temps où le métal était du feu qui soufflait sur la terre en tempêtes solides,
De ces temps sans eau ni rien de féminin, sans femme, sans ouverture,
Nuit minérale et rouge, et rougeoyante, et noire,
Avec sous le ventre un crépitement grave,
Il ne nous reste plus qu’un bataillon d’esclaves,
Titans noirs et très vieux, ahurissants, déchus,
Dont l’Etna sans couronne est la lampe-tempête.

II

Fière impossibilité, volcan aux cheveux de neige ceints de nuages-lauriers,
Hier encore sur tes grosses pierres d’ombre on trouvait à déjeuner des soldats aux armures fourrées de laine,
Accueillis un matin sur un quai de granit par un roi aux chevilles fines
Dont le trône était sur une source chaude un plaid en poils de chameau,
Et qui leur ordonna de dire les lueurs qu’on trouve après la nuit dans les tombes africaines.
Ce fut pour rendre hommage et remercier ce grand roi Hiéronyme que les soldats, fils d’Hannibal, sacrifièrent les trois mille veaux qu’ils avaient portés depuis Carthage sur le dos,
Et dans leurs sacs ils avaient des lunules magiques,
Les prénoms grecs et indiens de leurs femmes hypothétiques gravés par une sorcière au centre d’une médaille ou de quelque amulette,
Des émeraudes, du sel, des fleurs séchées et de l’or mat aux reflets bleus et violets.

III

Entre tes dents coupées, Etna, hier, on rencontrait dans des villas fixées aux branches des mélèzes,
Les courtisanes d’Abyssinie qui portent à la ceinture un poignard d’argent,
Ou de Chine avec des larmes tatouées sous les yeux,
Et d’Éthiopie et d’Espagne,
Et celles, innocentes, méchantes et pures, du Lac de Judée,
Enlevées comme les autres par des galères à l’œil de hibou,
Aujourd’hui disparues, depuis qu’un jour, par milliers, le même jour magnifique et calme, elles se donnèrent la main et descendirent sans s’arrêter
Vers la mer, comme la lave lente, et comme l’amour une fois qu’il a été payé.

IV

Ton nom porte dans la bouche au milieu des gouffres secs et des citronniers verts et scintillants sur la pierre,
Le cri d’Encélade : « je veux, je brûle ! »
Etna, Aitne !
La langue en le disant épouse, jusqu’aux dents, le palais, tandis que l’air par elle contenu est compressé puis jeté,
Sèchement ! Etna, ah ! Ethnè !
Un dragon dort à la verticale de Catane, dompté par Sainte Agathe qui, remontée du dépôt d’Aphrodisie
(Une maison infernale aux sourcils de pierre, entourée de cactus sur lesquels poussent des figues laiteuses et colorées comme de grosses framboises),
T’envoya dévorer les gradés de Quintus et leurs adolescents borgnes !

V

Les villages apocryphes, la mer, les abeilles, les lézards préhistoriques et les vipères grises cachées sous les coussinets d’astragales fluorescents,
Ont connu Archimède à la barbe roussie,
Perché comme à l’orchestre sur un balcon de pierre, du temps qu’il incendiait les coulées de paille et d’herbes mortes sous tes mamelons jaunes,
Et qu’il réinventait grâce aux miroirs qui à ton cou étaient comme aux Crétoises les rivières de rubis,
La puissance de tes éruptions
« — Eurêka mon amour, Etna ! Invention !
Guerre, ne me dérange pas.
Laisse à mon silence le privilège de la folie, et laisse un peu mes cercles ! »
A Syracuse depuis ce temps on taille les lauriers en les privant des branches basses quand en France on en fait des buissons sans pudeur ;
En Sicile on prétend que ces daphnés empoisonnées quand elles fleurissent ont glorifié le saint géomètre.

VI

Sous le liseré de ta forge, volcan, sont aussi Taormine à califourchon sur sa bosse,
Les flammes des cyprès sur les bougeoirs d’Isola Bel’,
Les colonnes d’argent, les parterres de menthe, le thym vermeil, les roses pâles et froissées comme les fichus des femmes pauvres,
Catane avec ses plages industrielles, ses hommes bruns et ses temples en biseau,
Et au nord Messine fondée par Orion, encore vivante et belle sur le fond noir des poteries,
Qui est la couleur précisément de ton manteau, Etna, où les poètes italiotes dans l’âge d’or ont découpé les figures rouges d’Hippolyte, d’Achille, d’Héraclès, d’Hector le dresseur de chevaux, des Atrides et d’Ulysse aux mains salées !
Garibaldi, le hou hou, lui aussi figure rouge et grave, dictateur, moins Cavour que Thésée !

VII

Etna, ce n’est pas un hasard si à tes pieds s’échouent les barques chevrotantes des réfugiés de Syrie et du Grand Désert, biberonnés à la Grande Folie,
Leurs enfants aux yeux fendus, leurs femmes amères, et les hommes défaits comme Ulysse l’était sur la rive pointue où Nausicaa l’a trouvé,
Cette grande, cette invincible question avec les paumes de ses mains tournées sous le menton —
C’est là, Europe, le détroit de Messine : Charybde, Scylla, l’Union !

VIII

Dans les billes de lave poussent, m’a-t-on dit (et dieu que c’est bizarre) des coquelicots sauvages dont les Siciliens font à leurs filles des bouquets pour une heure.
Je n’ai pas vu ces fleurs, ni rien sinon la masse sous les formes ambigües,
Et dans le cœur je n’avais rien — et dans le ventre une demi-douzaine de câpres au sel et quelques gouttes d’alcool de citron,
Je regardais ce géant stérile, sombre et vrai comme l’enfer, et j’étais loin en pensées vers l’Oural endormi
Et déjà je rêvais à des temples moins hauts et plus vulgaires,
Golgotha plutôt que Sinaï ou Thabor,
Christ, pas Dionysos,
Le sourire d’une Madone aux cheveux blonds qui remplaça voilà vingt siècles le glaive et l’égide d’Athéna aux yeux pers.

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Les Contreforts (2021)

Roman paru aux éditions Calmann-Lévy le 18 août 2021.

Au seuil des Corbières, les Testasecca habitent un château fort fabuleux, fait d’une multitude anarchique de tourelles, de coursives, de chemins de ronde et de passages dérobés.
Clémence, dix-sept ans, bricoleuse de génie, rafistole le domaine au volant de son fidèle tracteur ; Pierre, quinze ans, hypersensible, braconne dans les hauts plateaux ; Léon, le père, vigneron lyrique et bagarreur, voit ses pouvoirs décroître
à mesure que la vieillesse le prend ; Diane, la mère, essaie tant bien que mal de gérer la propriété.

Ruinés, ils sont menacés d’expulsion. Et la nature autour devient folle : des hordes de chevreuils désorientés ravagent les cultures. Frondeurs et orgueilleux, les Testasecca décident de défendre coûte que coûte le château.

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Deux ifs

Deux spécimens, le mâle et la femelle, cinq cents ans chacun, baldaquin millénaire à l’entrée du jardin ;
Le mâle clair et auguste, se couvre au printemps de pointillés blonds ; à l’automne la femelle, sombre comme un sapin, de perles rouges léthifères.
Une chouette hargneuse, diurne, un couple de palombes, des guêpes, des scolopendres — insectes des premiers âges, les âges scrupuleux — habitent ce portail.
Arbres immortels, couple immortalisé, pourquoi votre ombre est-elle d’un calice inversé ?
De quel signe étiez-vous à la nuit des Temps — celle que la hache d’Adam a brisée — les portefaix,
De quelle énergie primordiale, l’insigne ?
Quand vous fouettez mes carreaux et frappez à ma porte comme des créanciers, qu’attendez-vous de moi ?
À quoi devrai-je renoncer pour que vous ne m’ennuyiez pas ?

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Séféris

Séféris écrit depuis “quelque part”. Le langage chez lui observe le langage : le premier est calme, il constate, il voit, il regrette ; le second, pris à la vague, aspire, tâtonne, court. Le vers se déploie en deux temps. Toujours l’action est doublée ; toujours elle se révèle, et, révélée, n’entre pas dans le piège du commentaire, tout en déjouant, par avance, les plans de ceux qui voudraient l’y faire entrer. Séféris nous donne les clefs avec le château, mais ne nous fera pas l’affront de marquer, au feutre, l’évacuation des eaux, comme font certains ouvriers qui, l’ouvrage à peine achevé, prévoient déjà de réparer, et marquent avant de partir l’endroit où il faudra percer pour voir, sonder, refaire. Le travail de Séféris ne se voit pas. Pas une goutte de sueur sur le front du maçon. C’est d’un très vieil homme, un très ancien ouvrage, à peine blanchi par le soleil de Santorin.

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