Article publié dans La Revue des Deux Mondes (décembre 2018, p. 84-90)
Les façades sont jaunes, terre de sienne, rouge brique, pastel, grattées ; elles sont orange, dorées, parfois roses, rosies ; il y a des corolles sous les arceaux et des fractions de pierre ; mais jaunes surtout. Oh, vraiment, jaunes par-dessus des spirales. Jaunes comme de l’or vieux, sans reflets ni paillettes ; un jaune qui absorbe, privé de réaction mais renforcé, le nord de l’Italie, une couleur solipsiste ; frottées depuis deux siècles par les grelots du soleil ; et menacées : les Romains, l’Autriche, l’envahisseur acharné. Malgré cela il n’y a pas de politique ici parce qu’il n’y a pas beaucoup d’étudiants, mais il y a des amants russes qui se suicident près des poubelles, à midi, pour des raisons qu’ils n’expliquent pas. Les volets sont verts, vert d’eau, gris vert, un vert religieux et végétal, qui n’est pas mélancolique ; en persiennes, cintrés, lames américaines, ouvrables en grand, comme des bras, ou par le milieu, vers le haut, comme des paupières ; il y a un battant (« portissol » il faut dire) dont le recours généralisé (et obligatoire j’imagine : la morale…) crée sur les façades une succession de décalages et, à l’intérieur, certaines ruptures qu’on dirait faites pour éclairer l’amour. La ville d’ailleurs est chargée d’une sensualité qui n’échappe à personne ; une lenteur tectonique à laquelle les portissols ont fait des crans de couteau.
Je croise un homme sans grâce, bâti autour d’une porte ; il imite, il est imitateur.
— J’imite Garibaldi, vous êtes Italien ?
— Je me suis perdu.
Effectivement, il imite la voix du Héros des Deux Mondes.
— A Nice, dit-il, toutes les rues s’éloignent de la mer.
— Je ne m’attendais pas à ça.
— Figurez-vous que je sais aussi imiter Rousseau.
— Tiens donc…
Il s’enfuit, je vérifie qu’il n’a pas volé mon portefeuille.
Les caniveaux sont sans objet, la pierre est neuve, les angles ne sont même pas émoussés. Nice est un palais construit avec les atouts d’un jeu de Tarot ; il y a des scénettes, des robes. La place Saint-François a une fontaine. Quatre poissons prognathes s’entortillent en fleur renversée. On m’avait dit “Nice la bourgeoise, les vieux, les racistes, les boîtes de nuit, le vin rosé et les traces ensanglantées sur la promenade des Anglais” ; je trouve une fille féconde, italienne, j’ai trouvé des flammes, le réflexe achilléen de la France — Bergame au bord de la mer. C’est la même colline qu’à Vérone (je me souviens 2007, une jupe, les mèches blondes d’un amour de jeunesse, le chant d’un coq, mon Dieu, Vérone…). Les murs en pierre beurrée patrouillent au milieu des cyprès dont les billes de bois (les billes caractéristiques) font des pièges dans les herbes hautes à mes semelles en cuir. C’est la même colline qu’à Vérone, autour de la ville, une seule, la même exactement, transplantée, un mirage avec des cornes, garnie celle-là de temples païens et de petites cascades aux reflets composites. Un cimetière, et tout d’un coup la mer — la mer qui surgit !
Les mouettes brunes sur les galets, au milieu des packs de bière, sous les colonnes néoclassiques de la place des États-Unis, picorent à la recherche d’une crevette ou de quelques grains de biscuits. Une femme frisée, les hanches en évier de cantine, combinaison, boucles d’oreilles larges et interstellaires, maquillée jusqu’à la moelle. En face d’elle, un homme au nez d’aigle, profil basque — il grappille une cuiller (ce besoin qu’ont les hommes de tripoter leurs couverts !).
— Je te dis que je t’ai rendu les clefs.
— Elles seraient dans mon sac.
Démonstration imparable.
— Je te les ai données quand je suis sorti de la voiture.
La femme en pensées décortique les nuages.
— Tu ne m’as pas dit bonjour.
Un chat rôde près de ses jambes, apparemment le serveur la connaît. On peut tuer quelqu’un avec une cuiller.
Le bonhomme s’énerve.
— Arrête de gueuler !
Cinq minutes plus tard, il l’embrasse sur les joues, trois fois, puis s’en va ; il a volé la cuiller et n’a pas réglé la menthe et le café. Dans la rue, il y a la misère du monde.
Trois chênes-verts place Garibaldi rentrent la tête dans les épaules, à côté desquels se trouvent des acacias de Constantinople aux fleurs aériennes. Il y a des catalpas, j’en ai vu un peu plus haut, leurs feuilles en plateaux. Les moulures du Saint Sépulcre emmènent mon regard jusqu’aux gigantesques pots à feu découpés sur le ciel. Avant la rue Bonaparte, il existe une façon de ne pas trouver la mer : on peut presque se perdre. Je longe finalement le port jusqu’au cours Saleya, où se trouve une taverne à la face jaune derrière un balcon de fer : Les 3 Diables. Le marché primeur s’installe, il est sept heures du matin devant la chapelle de la Miséricorde. Je n’ai pas dormi, je ne dors pas. Les tomates sont venues tard cette année, elles ont un goût d’amande.
Clément Rosset a enseigné à Nice son Traité de l’idiotie. Je me souviens de mon désarroi quand il est mort au printemps dernier. Je voulais le rencontrer, j’aurais dû lui écrire. Hélas, ma vie est une succession d’actes manqués. C’est peut-être pour ça que j’écris, ou alors c’est pour me venger. J’imagine Clément Rosset au Paradis, l’accueil que lui a préparé Jean Baudrillard : “Finalement, l’amour…” Avec lui quelques moralistes, et Vernant enthousiaste comme un doctorant de première année : “Œdipe n’est pas double, c’est vrai, il n’est qu’un ; mais Dieu, lui, est triple, et n’est qu’un !” Haussement d’épaules côté Clément Rosset : “Putain, j’ai soif !”
Un ami niçois me parle du voyage en France de Hölderlin, qui, me dit-il, l’a fasciné pendant des années et l’a même empêché de terminer un roman. Puis il m’explique que Nice est en Occitanie. Le niçois c’est du provençal mais c’est de l’occitan. Le provençal, répète-t-il, c’est de l’occitan, et dans les Alpes, “le vivaro-alpin, figure-toi, c’est du nord-occitan !”. L’Occitanie fut un miracle grec : je lui parle du texte de Simone Weil. Cet ami a une barbe de pope, c’est à la mode, la peau mate, nez fin, pointu, des yeux intelligents, un côté bon camarade et en même temps un contour thermidorien, avec de longues mains et des yeux rentrés genre Greco, quand la chair devient l’âme (ni signe ni partie, l’âme tout entière). Il m’explique qu’à son avis les Auvergnats sont arabes. Les Arabes, dit-il, ont inventé le Moyen-Âge et Aristote. Surtout, ils ont inventé l’amour. L’Auvergne, ou l’Occitanie je ne comprends plus, a retenu l’amour chez nous. Il insiste sur ce verbe : historiquement, nous avons retenu l’amour. Ce fut cela à son avis le miracle occitan.
Je fais d’autres promenades à différentes heures. Je pense au Romain Gary des Enchanteurs et à Chagall, évidemment, en me disant que ces deux-là ont en commun de ne pas être sortis de l’enfance sinon pour mieux y retourner ; l’enfance des danseuses la fleur entre les dents, la chasse au capricorne en fin d’après-midi, les joues chauffées et fendues par les herbes folles des week-ends scouts, et les soldats de plomb à grandes moustaches, les magiciens gitans, devant la jungle, en turban, leurs boules de cristal, leurs sabres ; l’enfance en bateau comme à bord d’une montagne aux voiles immenses et gonflées.
La vendeuse de maillots de bain près de Castel :
— Dans votre taille, je n’ai plus qu’une couleur, est-ce que cela vous convient ?
Elle me tend un maillot orange.
— Ça dépend, comment sont les poissons ici ?
Elle est étrangère, slave peut-être — en restant dans son magasin j’aurais l’impression d’avoir bu un verre de champagne à trois heures de l’après-midi. Une fleur. C’est une fleur !
— Je ne veux pas vous déranger, combien je vous dois ?
— Dix-sept euros.
Elle vérifie.
Une pensée pour Joseph Kessel, qui a été adolescent ici, lionceau devant la mer, la gueule carrée, déjà trop grand partout. Je l’imagine rouler des mécaniques sur la Promenade des Anglais, un peu loubard, avec l’œil glacé. Je l’imagine au bistro, les filles, les copains, le flipper, la fumée, les bagarres. Une pensée aussi pour James Joyce. L’énigme Joyce. L’éternel, l’impossible Joyce et son chapeau claque ! Tout compte fait, je me dis qu’on est peut-être obligé d’être aveugle pour avoir écrit L’Odyssée.
Les serveurs en chemises noires, colliers de barbes, tatouages maoris, les femmes blondes, sculptées, élixir, tout cela existe… et l’odeur de chlore. Et les joueurs de couteau papillon, à qui il manque une ou deux molaires, les touristes allemands et chinois, les Russes, les femmes russes.
Les femmes russes !
Un chien maintenant, allons bon…
— Monsieur, vous allez l’écraser.
— Mais il est tout petit.
— Au contraire, pour sa race…
Le chien a les fesses relevées, on dirait qu’il tombe en marchant et qu’à chaque fois il se rattrape. Au Moyen-Âge, amour ou non, les rats l’auraient tué, ou bien un paysan auvergnat l’aurait revenu à la moutarde comme un lièvre, dans des cubes de panais et des carottes à l’eau minérale ; le fumet aurait attiré les enfants des voisins.
Un historien au physique de gendarme (la santé, les dents, la volonté des gendarmes) :
— On ne sait pas ce qu’est réellement l’administration.
J’essaye de répondre :
— Je suis passé l’autre jour devant la préfecture…
Mais le serveur nous interrompt (il y a des serveurs partout à Nice).
— Le saumon, la salade.
Une conservatrice de bibliothèque est avec nous à table :
— Je déteste quand c’est salé.
L’historien est un spécialiste des bords de Loire.
— Kafka l’avait senti, poursuit-il, l’administration ne sert qu’à une chose, les réunions, les papiers, une seule chose…
Le serveur :
— Un risotto ?
L’historien :
— C’est pour effacer l’autre.
La conservatrice :
— Ce sont des idées noires.
— Aucunement.
La conservatrice, qui, je trouve, ressemble à une de mes tantes, considère qu’il s’agit d’une provocation.
Au loin un avion, les premières étoiles.
— Qu’est-ce que tu as dit !
— On meurt, mais il y a un projet.
Le serveur :
— Un dessert ?
J’essaye de calmer l’ambiance.
— Un complot tu veux dire ?
— Je veux dire que si l’administration n’était pas un système fasciste, on ne serait pas obligé d’avoir un numéro de Sécurité sociale.
Deux corneilles sur le bord d’une gouttière, leurs reflets noirs comme de la gouache ; au loin une alarme, des enfants…
Nice, donc ! Je suis à Nice !
Un ferry jaune et bleu s’en va en Corse ; il pourrait y être dans six heures, me dit-on, mais il ralentira pour arriver au moment du réveil. Les croissants sont meilleurs en mer, mais les clients s’inquiètent si en ouvrant les yeux ils ne voient pas la terre : les rochers en forme de hachoirs.
Nice c’est Rome, les collines, les hauts murs, l’huile d’olive, les insectes gros comme des oiseaux, et l’érotisme, un érotisme antique, la lenteur, la tentation de la tyrannie.
Hier soir, j’ai longé le port où sont amarrés les yachts rutilants, le cinq-mats Club‑Med‑Deux et trois plongeoirs faits pour l’infini, sur un rocher. Depuis la terrasse d’un ancien séminaire, près d’un temple indien, j’ai regardé longtemps de l’autre côté de la Baie des anges les avions décrire tour à tour un virage radical, ou atterrir, réduits à la lumière sous leurs ailes, puis disparaître.
J’imagine Aragon et Elsa Triolet sur la promenade où ils ont séjourné. Elsa dans mon évocation n’a pas de pupilles, comme un Modigliani. Aragon est un cœur avec une bouche et rien d’autre. Il travaille trop à faire semblant. Nice pourtant lui va bien ; Nice ce n’est pas la Grèce ; c’est Rome ; c’est la civilisation. Aragon est un sommet de civilisation.
J’en parle au chauffeur du taxi qui me conduit à l’aéroport, un centaure à lunettes de soleil.
— Nice, tranche-t-il, c’est surtout la ville des femmes. Tu m’étonnes que certains deviennent dingues.
Le rétroviseur mange la bouche ouverte…
— Et les hommes ?
— Ils se taisent les hommes, ils ont peur.
— De quoi ?
— Qu’est-ce que j’en sais !
J’aperçois le dôme de Sainte-Réparate.
— De toute façon Nice est immortelle, dit le chauffeur, et il braque violemment.