Les trois premiers jours de la Genèse — Paul Claudel (1913)

“L’idée de Dieu, tel que peuvent naïvement l’imaginer les peuplades les plus sauvages, d’un Dieu affreusement défiguré, mais cependant personnel, concret, vivant et agissant, capable de sentiment et de volonté, est infiniment plus juste et plus belle que les vagues entités d’un philosophe. Entre le Crocodile Égyptien et l’Humanité d’Auguste Compte, je préfère mille fois le Crocodile.”

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Jean, chapitre 6

Jean 6:10 : « Faites asseoir les gens. »

Jean 6:21 “Les disciples voulaient le prendre dans la barque ; aussitôt, la barque toucha terre là où ils se rendaient.”

Jean 6:25 “L’ayant trouvé sur l’autre rive, ils lui dirent : « Rabbi, quand es-tu arrivé ici ? »”

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La Vraie Croix

Dieu nous a faits à son image : cela signifie-t-il qu’il a fait notre douleur à l’image de la sienne ?

Comme il serait dissemblable à Dieu, l’homme qui comparerait la nature de sa souffrance à La Sienne — trop dissemblable, peut-être, pour être encore un peu humain !

Et si c’était cela le fruit de la connaissance, cueilli avant tous les siècles à la branche du protoplaste : « Ne croyez pas que votre souffrance peut ressembler à la mienne, ou bien vous mourrez » ?

Certains diront que la douleur de Dieu ressemble de toute évidence à celle des hommes : le feu dans la plaie, la mort injuste de l’enfant à la casquette bleue, la femme violée, le champ moghol d’où le Dernier Empereur déterrera les cadavres comme des navets. Mais si la souffrance des hommes fait souffrir Dieu, est-ce à dire qu’elles sont du même ordre ? Cela ne reviendrait-il pas à prétendre que le froid ressenti par Orphnos quand il touche de la neige est du même ordre que la neige ? Et si c’était le cas… Orphnos aurait-il froid ?

Si la douleur de Dieu était la même chose exactement que la souffrance des hommes, aurait-on besoin de Lui ? Et puisque nous souffririons comme des dieux, qu’est-ce qui justifierait encore que nous Le souffrions ?

— Seigneur, je ne veux pas boire de cette coupe…
— Sais-tu ce qui s’y trouve ?

Ah, ce serait si simple que la douleur de Dieu soit coextensive à la mienne ! Ce serait si rassurant qu’il souffre comme moi, et d’avoir ainsi la certitude de pendre (un peu) avec lui sur la Croix !

L’autre jour,devant un crucifix, un homme d’une cinquantaine d’années disait : « moi aussi je souffre, Seigneur, je suis comme toi… Pour moi aussi la vie est dure… J’ai mal… J’ai soif… J’ai froid… ». C’est alors que l’homme céda à l’une des plus rentables ruses du Diable, et que le blasphème vint sur ses lèvres : « Après tout, hein, chacun sa croix… »

La Grande Douleur de Dieu est moins dans nos douleurs que dans notre silence. Elle est dans notre civilité. Elle est dans notre art. Sa Grande Douleur est dans notre joie, dans notre appétit — et elle est bonne, puisque tout ce qui de Dieu est bon. C’est une grande et bonne et terrible Douleur, dont souffre un être infiniment bon et puissant.

Sa Grande Douleur n’est pas dans la trahison de Judas, pas plus qu’elle n’est dans les reniements de Pierre, mais dans l’idée que Judas ou Pierre, ou Simon de Sirène ou n’importe lequel d’entre nous puisse avoir un jour quelque influence sur le destin de Dieu et sache comment le faire souffrir ou comment soulager ses souffrances.

Seule Marie a participé à la souffrance de Dieu, cela parce que Dieu « sera un signe de contradiction — et toi, ton âme sera traversée d’un glaive de douleur – : ainsi seront dévoilées les pensées qui viennent du cœur d’un grand nombre. » (Lc, 2:34-35).

La Grande Douleur de Dieu est immaculée conception.

Qu’est-ce qui a mal en moi quand je médite le supplice de la Croix ? À quelle transfixion ma douleur sert-elle, chaque jour, d’instrument ?

La Vraie Croix est plantée dans notre souffrance physique et mentale, dans la prostitution, dans la bêtise, dans l’injustice, dans la torture, dans la technologie, dans la misère, dans les armes et les drogues, dans la mesquinerie, mais elle n’est pas cela. En nous libérant du péché, et en perçant le mur de la mort, elle nous a sauvés de cela.

Dieu n’a pas donné au monde son fils unique pour souffrir avec nous ou à cause de nous, mais pour nous faire don de sa souffrance. Il n’est pas venu sur Terre pour diminuer nos souffrances mais pour abaisser la sienne jusqu’aux nôtres, et mourir, non pas “à notre place” mais “pour nous”. « Son sang, qu’il soit sur nous et nos enfants ! » (Mt, 27:25)

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De quoi “la modernité” est-elle le nom ? Nominalisme, révolution copernicienne, cartésianisme, protestantisme, rousseauisme, kantisme, hégélianisme, matérialisme historique, positivisme… Finalement, qu’est-ce que c’est ?

Un changement d’attitude envers la Vérité.

L’humilité du sujet et la confiance en l’objet (on écoute et on accepte)

deviennent

L’orgueil et la méfiance (on s’écoute et on remet en cause)

puis

La bêtise et la défiance (on simplifie et on relativise)

puis

La tristesse et la pulsion de mort (on désespère et on anéantit)

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Luc, chapitre 24

Luc 24:17 “De quoi discutez-vous en marchant ?”

Luc 24:29 “Reste avec nous, car le soir approche et déjà le jour baisse.”

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Entretien avec Karine Papillaud (16 juin 2020)

Avant la longue flamme rouge raconte les années de bascule historique au Cambodge, au moment de la conquête sanglante des Khmers rouges, à travers l’itinéraire d’un petit garçon, Saravouth. Au moment où démarre le livre, quelle est la situation au Cambodge ?

Le prince Norodom Sihanouk vient d’être renversé par un coup d’état fomenté par le général Lon Nol et soutenu par les États-Unis. Nixon reprochait à Sihanouk de ne pas avoir pris parti à ses côtés lors de la guerre du Vietnam (dans laquelle les États-Unis se trouvaient engagés depuis 1955) tout en n’agissant pas pour faire respecter ses frontières au nord. Cette inaction permettait en effet aux Vietnamiens communistes, ou « Viêt-Congs », d’y installer des bases-arrière, et d’attaquer depuis ces foyers les troupes américaines et Sud-Vietnamiennes. Après avoir proclamé la République, Lon Nol entra en guerre pour chasser les Viêt-Congs du nord du Cambodge, armé par les Américains, et appuyé par leurs bombardiers qui au total larguèrent sur le pays 250 000 tonnes de bombes.

Dès 1970, des miliciens communistes khmers, que Sihanouk appelait « Khmers rouges », virent dans le coup d’état du général Lon Nol l’occasion ou jamais de prendre le pouvoir. Ils se mirent par conséquent à lutter contre les armées de la République, avec l’aide des soldats restés fidèles au prince et espérant le voir revenir à la tête du pays.

Quand le roman commence, nous en sommes là, c’est-à-dire en plein chaos, parce que dans une guerre civile de cette ampleur rien n’est compréhensible, pour personne — on se liquide entre voisins, il y a des embuscades, des pillages, des meutes de violeurs, des incendies au milieu de la nuit. Seule Phnom Penh, en 1971, était encore à peu près vivable, même s’il y avait déjà des kidnappings et des assassinats. La capitale s’apprêtait cependant à être assiégée par les Khmers rouges, et prise, comme on sait, en avril 1975, par les chauve-souris de Pol Pot assoiffées de sang, dont le règne durerait jusqu’en 1979, et coûterait la vie à un quart de la population.

– Il existe une haine très forte entre Cambodgiens et Vietnamiens. Dans quelles origines la guerre prend-elle ses racines ?

Il n’y a pas que des Khmers au Cambodge. Il y a aussi des Vietnamiens, qui parlent vietnamien, et vivent entre Vietnamiens dans des villages à part — mais ont la nationalité cambodgienne.  Lorsque les armées de Lon Nol ont déclaré la guerre aux Vietcongs, il a également été décidé de tuer ou d’expulser tous les Vietnamiens du territoire, y compris ceux qui étaient là depuis des siècles, et n’avaient pour la plupart jamais mis les pieds au Vietnam, même si leur langue et leur culture étaient vietnamiennes, annamites. J’ai dit que Phnom Penh en 1971 était plutôt préservée, mais cela n’était vrai que pour les Khmers. Les Vietnamiens du Cambodge quant à eux furent massacrés, hommes, femmes et enfants, par un gouvernement qui rappelons‑le était soutenu par Nixon, lequel, trop préoccupé par le bourbier du Vietnam et bientôt par le scandale du Watergate, avait décidé de fermer les yeux sur les dommages collatéraux.

Et puis, en 1979, il se trouve que c’est le Vietnam qui a libéré le pays des Khmers rouges. Beaucoup de Cambodgiens traumatisés par le règne de Pol Pot ont alors cherché à s’enfuir vers la Thaïlande ou ailleurs, jurant de ne plus jamais vivre dans un pays communiste, fusse-t-il vietnamien. Pour éviter l’exode massif qui s’annonçait, les Vietnamiens ont truffé la frontière thaïlandaise, à l’ouest, de millions de mines, qui encore aujourd’hui continuent de tuer les Cambodgiens. Cela a rajouté de la haine à la haine, comme vous l’imaginez.

– Comment est né votre personnage de Saravouth ?

J’ai rencontré en 2004 un homme appelé Saravouth, au Canada. Pendant la guerre civile de 1970-75, il m’expliqua qu’il avait pris quatre balles dans le corps, dont une dans la tête, et dix‑neuf éclats d’obus en descendant le Tonlé Sap sur un sampan de bois pour essayer de rejoindre Phnom Penh. Cet homme, qui est encore vivant, m’a raconté son histoire et j’en ai fait un roman. C’est-à-dire que j’ai créé un personnage à qui j’ai donné le même nom, et dont j’ai raconté l’histoire à partir de celle que le vrai Saravouth m’avait racontée, mais en réinventant, en étoffant, en densifiant, pour en faire un vrai, un pur roman plutôt qu’un simple récit.

– Dans quel milieu évolue-t-il ?

Saravouth, le Saravouth du roman, est né dans un milieu favorisé, fruit d’un exode rural réussi. Son père Vichéa a grandi à la campagne au milieu des pêcheurs d’anguilles et des paysans.  Après quoi il a trouvé un emploi de fonctionnaire à la Chambre d’Agriculture, lui permettant de vivre en ville, à Phnom Penh, tout en gardant des liens avec la campagne, puisqu’il s’occupe des dossiers d’indemnisation des riziculteurs.Saravouth parle khmer et français. Sa mère, Phusati, est une métisse, fille d’un Français qu’elle n’a jamais connu et d’une Khmère qui ne s’intéresse pas à elle, même si elle a payé pour ses études de littérature en France. Quand le roman commence elle enseigne la littérature au lycée français de Phnom Penh.

– Le père de Saravouth, Vichéa, est un Khmer converti au catholicisme. Quelle importance revêt l’appartenance religieuse dans ce pays et à ce moment ?

Les Cambodgiens sont essentiellement bouddhistes. Plus exactement, ils pratiquent le bouddhisme theravada, c’est-à-dire un bouddhisme primitif différent de celui des Chinois, qui au Cambodge, pour des raisons historiques liées notamment au règne de Jayavarman VII (XIIème siècle), a la particularité d’être mâtiné d’hindouisme. La triade hindoue (le Trimurti) est donc très présente avec Brahma (la créateur) Vishnu (le protecteur) et Shiva (le destructeur). Des brahmanes interviennent dans les histoires du bouddha. Au Cambodge on prie en faisant des offrandes, comme les hindous, alors que le bouddha normalement n’en réclame pas.

Et puis il y avait encore en 1970 nombre de mystagogues et de vieilles sorcières animistes, se livrant à un commerce de foulards magiques et d’amulettes censées vous préserver des balles, et faisant la promotion de pratiques parfois sordides, comme celle qui consiste à se mettre un collier de fœtus humains séchés autour du cou pour être protégé du mauvais sort. On raconte que le général Lon Nol consultait des oracles et croyait beaucoup aux présages, comme ceux que je mentionne au début du roman, dans le prologue : la comète, le cercle rouge autour de la lune, le crocodile blanc dans le Mékong. Je n’ai pas inventé ces signes.

Par ailleurs, la présence française dans le pays jusqu’en 1953 avait également été une présence religieuse. Les envoyés des missions étrangères de Paris avaient baptisé à tour de bras et construit des églises, des hôpitaux et des écoles. C’est raconté par le Père François Ponchaud, que j’ai eu la chance de rencontrer, lui-même missionnaire et rescapé de la guerre civile, dans un excellent livre : La Cathédrale de la Rizière.

– Raconter l’Histoire impose quel genre de contraintes ?

Il y a cinq écueils dans lesquels je ne voulais surtout pas tomber : 1/ le roman d’action débile, qui vous donnerait presque envie d’y être tellement l’héroïsme a l’air d’être une chose facile et merveilleuse ; 2/ le pathos, avec des êtres humains qui pleurent tellement qu’ils se transforment en flaques, et qui ne mangent plus, et qui ne rient jamais, sous prétexte que tout ce qu’ils vivent est affreux ; 3/ le roman historique, la somme encyclopédique, qui explique précisément quand un fusil-mitrailleur claque derrière des palmiers qu’il s’agit de tel ou tel bataillon, mené par le capitaine Machin-Truc ; 4/ le récit-témoignage plus ou moins psychologisant et journalistique, qui aurait consisté à retranscrire ce que m’avait raconté le vrai Saravouth ; 5/ le roman du jeune auteur qui ne peut pas s’empêcher de se mettre en scène et dont le compte Instagram ressemble davantage à celui d’une star de téléréalité que d’un écrivain, le genre qui a un portrait de Rimbaud sur la coque de son iPhone, et ne manque pas de vous expliquer que la littérature est vraiment un truc formidable, en décidant de vous montrer que grâce à elle on peut transformer une guerre civile en « punchlines ».

En fait, ces cinq écueils ont un point commun : ils accouchent d’un roman happé par la morale. Inévitablement en effet, on en vient à des fictions moralisantes, soit parce qu’on se dit que la guerre c’est bien (film d’action) que la guerre c’est mal (pathos) que c’est important de comprendre comment le mal est advenu car ainsi on ne fera plus les mêmes erreurs (roman historique), que la vie est triste même si c’est quand même bien d’être en vie (récit-témoignage) ou plus simplement encore que la littérature c’est bien, c’est super (instagramer). Moi je m’en fiche de ce qui est bien ou mal, et pour moi la littérature, par définition, est moralement ambiguë. Je n’ai pas envie de faire des leçons de politique, ou de bons, ou de mauvais sentiments. Je n’ai pas envie non plus de faire des punchlines. Je veux construire une cathédrale de peau et de brouillard, qui ressemble à la vie, avec des bruits étranges à l’intérieur, comme des suçons dans les ténèbres. 

Comment vous êtes-vous immergé dans ce sujet ?

Je suis parti avec un ami d’enfance au Cambodge sur les traces de Saravouth. J’ai été aidé là‑bas par le Père Pochaud et par des botanistes des laboratoires Pierre Fabre et de la Faculté de Pharmacie de Phnom Penh. Le vocabulaire des botanistes est une mine d’or pour un romancier, parce que leurs mots ont tout de suite une couleur, une texture, un goût, un parfum. Grâce à eux, je pouvais ancrer mon récit, lui donner une colonne vertébrale, et des racines, un « hile ». Leur aide fut d’autant plus précieuse que les Vietnamiens après 1979 ont transformé le Cambodge en grenier à grains en le couvrant de rizières et de palmiers à sucre.

A cause de cela, partout où l’action de mon roman était censée se dérouler, je n’ai trouvé en y allant que des rizières. Du coup les botanistes m’ont emmené sur les flancs des Cardamomes, où la végétation était plus préservée et semblable, donc, à celle que je cherchais.

– Quelle part prend le réel habituellement dans votre travail romanesque ?

Le rapport au réel est le fil conducteur de mon œuvre, depuis mon premier roman en 2007. Mes romans ont l’air très différents, l’un dans un cirque itinérant, l’autre dans la Silicon Valley, l’autre dans une banlieue pavillonnaire et une émission de téléréalité, et celui-là en pleine guerre civile cambodgienne, mais ils sont tous habités par la même question : qu’est-ce qui est réel ? Une question que dans mon cas on pourrait également formuler ainsi : est-il possible que le réalisme ne soit ni naturaliste ni magique, et si oui, à quelle condition ?

J’ai une réponse à cette question, une réponse secrète, que je préfère mettre en scène roman après roman plutôt que d’essayer de l’expliciter, parce que cette réponse, en vrai, ne se « comprend » pas, elle ne se « transmet » pas, elle se « prend », elle se « traverse ».

– L’un de vos personnages, la chirurgienne Sophie Boetto dit, évoquant l’érotisme de la ville pendant le siège (p. 205) : « Marx aurait dû lire Sade plutôt que Hegel. La lutte des classes n’est pas une guerre, c’est une partouze ». On aurait besoin du regard de l’auteur sur cette assertion…

Vous faites bien de souligner que c’est un de mes personnages qui dit cette phrase, et pas le narrateur. Ce n’est donc pas une « punchline » à proprement parler, comme celles que je critiquais tout à l’heure, alors que ça pourrait en avoir l’air. Cette phrase en substance reprend une idée qui n’a plus rien d’original, notamment depuis l’Extension du domaine de la lutte, selon laquelle la lutte des classes est aussi une lutte pour le plaisir sexuel. On veut s’élever dans l’échelle sociale non pas seulement pour avoir une grande maison et une grosse bagnole, mais aussi pour prendre un sacré pied.

La dialectique hégélienne devrait donc déboucher sur une partouze générale. On ne comprend pas les Lumières, si on se contente de Rousseau, Kant et Hegel. Il faut Sade aussi, et il faut les sorcières de Goya, bref, la chair, la chair malade, maladive, ensanglantée, lumineuse.

– Qu’est-ce que vient faire dans votre roman la nymphomanie de cette chirurgienne ?

Certains lecteurs m’ont critiqué sur les réseaux sociaux en disant que j’avais créé ce personnage uniquement pour titiller le bas-ventre de je-ne-sais-qui. En fait il se trouve qu’en lisant le cambodgien Soth Polin (L’anarchiste et Génial et génital) et en relisant Malraux (La voie royale), je me suis rendu compte que je ne pouvais faire l’économie de ce point en particulier : il existe au Cambodge une connexion intime du plaisir charnel et de la mort.

Cette connexion convertit les colons qui l’expérimentent à un nihilisme étrange. Dans mon roman, je voulais une femme sans enfant au milieu de la guerre, qui sauve des enfants en réparant leur chair tout en éprouvant d’une part, dans sa chair à elle, la connexion qu’il y a dans ce pays entre jouissance et souffrance, et, d’autre part, dans son âme, la présence de ces « conduits qui font communiquer le plaisir et la mort » comme l’écrit si justement le plus grand poète vivant selon moi : Antonio Gamoneda.

D’ailleurs L’Odyssée, qui comme vous le savez a une grande importance dans le roman, est plein de ces personnages féminins oscillant entre plaisir, douleur et mort (les sirènes, Circé…). Et dans L’Iliade, Troie attend de se faire prendre, Hélène (qui elle non plus n’a pas d’enfant, comme ma chirurgienne dans Phnom Penh assiégée) craint de se faire re-prendre, et Cassandre et toutes les vierges d’Ilion ont peur d’être prises, tandis que les Achéens pressent les portes de la cité. Et il ne faut pas oublier pourquoi Achille est en colère… On pourrait presque dire qu’il y a quelque chose de sadique chez Homère.

– « Il faut trembler pour grandir » : cette phrase de René Char revient comme un mantra pendant les cinq années d’errance de Saravouth.  Quel sens lui donnez-vous ?

Qu’est-ce qui fait trembler ? L’inquiétude, c’est-à-dire la proximité de quelque chose qu’on ne connaît pas (un mystère), et le froid, c’est-dire l’absence de contact avec ce qu’on connaît (une absence). Pour grandir, c’est-à-dire pour évoluer verticalement, transcendentalement, il faut accepter de vivre à la fois et tout autant avec un mystère et une absence, dans un couple à trois, sans chercher à percer le premier ou à combler la deuxième. C’est comme cela que j’interprète la phrase de René Char.

– Il y a l’Empire extérieur, et le Royaume intérieur dans votre livre. Quel sens prennent ces deux mondes l’un par rapport à l’autre ?

Saravouth est catholique. Son père est converti. C’est une donnée capitale du roman. Le Royaume, dans la Bible (Matthieu 13 : 31-35), est une promesse de salut que Jésus compare tantôt à une graine de moutarde tantôt à du levain. La réalisation de cette promesse est un phénomène physique et spirituel, à la fois très concret et très vague. Et le Royaume n’est pas à côté du monde, au-delà ou au-dessus, mais dans le monde physique, à l’intérieur, immanent, cousu à lui en « point de Croix ». C’est à cela plutôt qu’il s’agissait de faire référence.

Une fois encore c’est le mystère de l’esprit et du corps. Saravouth a une vie intérieure très riche, qu’il appelle Royaume intérieur, et qu’il aurait tout aussi bien pu appeler « Château intérieur » s’il avait lu Thérèse d’Avila. Mais cette vie ne suffit pas, il ne peut pas s’y réfugier pour y vivre. Il n’y aura pas la paix dans l’esprit, s’il n’y a pas aussi la paix dans le corps, ce corps menacé par la guerre qui ravage ce que Saravouth appelle « l’Empire extérieur ». Le Royaume n’est pas un substitut à l’Empire, c’est l’envers du décor. Si je brûle au chalumeau la face d’une médaille, l’autre face aussi sera brûlante, de sorte que je ne pourrai plus tenir la médaille ni d’un côté ni de l’autre.

On pourrait aussi évoquer le Royaume où Ulysse descend pour trouver le devin Tirésias de Thèbes. Aller dans ce royaume spirituel est une expérience très physique, Ulysse creuse un carré de terre et y verse une triple libation (lait miellé, vin doux, eau) puis ajoute de la farine et finalement égorge un bélier. De même, les esprits pour communiquer avec l’esprit d’Ulysse doivent en passer par une expérience physique, en buvant le sang du bélier. Vous voyez ?

Impossible d’être dans le Royaume sans être aussi dans l’Empire, de même qu’il est impossible d’être dans l’Empire si l’on a renoncé à vivre aussi dans le Royaume.

– L’univers intérieur de Saravouth est composé de contes occidentaux, d’histoires comme Peter Pan, l’Iliade et l’Odyssée : quelle part prennent les contes cambodgiens dans cet univers ?

En plus d’évoquer la triade hindoue, j’ai convoqué la légende de l’avant dernière incarnation du Bouddha Gotama, issue du bouddhisme théravada. Dans cette histoire, qu’on trouve représentée sur les plafonds inouïs d’Angkor Vat, le prince Vessantara, qui en réalité est une incarnation du Bouddha, a juré d’être parfaitement généreux. Du coup, lorsque le méchant brahmane Jujaka lui demande de lui donner ses deux enfants pour en faire des esclaves, il les lui donne. Les deux enfants (un frère et une sœur) se cachent sous les lotus, terrorisés.

J’ai ainsi eu recours à un élément qu’on retrouve dans de nombreux textes fondamentaux : les enfants sont abandonnés par leurs parents pour des motifs qui, certes, leur sont exposés, mais qu’ils ne comprennent pas, parce qu’un enfant ne peut pas comprendre pourquoi ses parents peuvent l’abandonner. Rien, absolument rien, ne peut justifier à ses yeux un tel acte. Pensez à Télémaque sur les rives d’Ithaque, à Astyanax sur les remparts de Troie, aux enfants perdus de Peter Pan, à Isaac sous le couteau d’Abraham, et finalement à Jésus Christ hurlant sur la Croix : « Père, père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Saravouth, comme tous ceux-là, se sent abandonné…

Pour survivre, Saravouth plonge dans le déni, refusant d’envisager la mort des siens. Est-ce une façon de dire que la fiction, qu’on lit ou qu’on se raconte, peut sauver psychiquement les êtres ?

Cette question rejoint celle que vous m’avez posée sur le Royaume intérieur et l’Empire extérieur. En fait, je ne crois pas au salut psychique. Le salut est total, ou bien il n’est pas. Soit le corps est sauvé soit il n’y a pas de salut. J’aimerais donc retourner votre question en disant que ce que vous appelez le déni, que j’appellerais, moi, l’espérance (c’est-à-dire une forme surnaturelle d’espoir), est une façon de croire que la psyché, en s’incarnant dans le langage, dans la voix humaine donc, dans les sons,  dans les vibrations du corps, peut sauver physiquement les êtres.

Ça a sans doute l’air bizarre dit comme ça, mais je ne sais pas le dire autrement. Les mots existent dans la voix humaine. Ils ne sont pas spirituels, en tout cas pas en premier lieu, mais physiques, d’abord physiques.

Un mot, quand on y pense bien, sert à indiquer comment l’air doit vibrer. Il renvoie à l’oralité, au chant. Lorsque j’écris « amour » je ne sais pas si cela signifie la même chose pour moi que pour vous, mais je sais que nous sommes d’accord vous et moi sur la manière dont il faut prononcer ce mot, parce que ce qui est écrit là, ce sont des sons. Les lettres de notre alphabet sont des phonogrammes, c’est-à-dire qu’elles décrivent une manière de placer la gorge, la langue et les lèvres puis de propulser l’air pour émettre des sons. Lorsque nous écrivons, autrement dit, nous travaillons une matière physique. Nous écrivons de la musique. Un roman, c’est une partition.

Une partie du roman est nourrie par l’ambiguïté du rapport qu’entretiennent les mots et les choses (qui dans le roman est représenté par les « hameçons ») : Est-ce que Saravouth, en appelant son père dans la forêt, peut le faire apparaître ? Et si après quelques essais, le père n’apparaît pas, est-ce que cela signifie qu’il est mort et n’apparaîtra jamais, ou bien que Saravouth ne l’a pas assez, ou pas convenablement, appelé ?

N’oublions pas qu’Orphée doit chanter pour ouvrir la porte des Enfers. La porte s’ouvre, il descend, et il est sur le point de ramener Eurydice quand finalement il se retourne, et échoue, non pas parce que son chant n’a pas fonctionné, mais parce qu’il n’a pas cru qu’il pouvait fonctionner… Est-ce que Saravouth a perdu son père parce qu’il n’a pas assez cru qu’il pouvait le retrouver ? Cette question peut paraître idiote, mais dans la tête d’un enfant qui cherche son père dans la forêt en pleine guerre civile, et se demande s’il doit ou non renoncer, je vous assure qu’elle ne l’est pas.

– Ce texte ne répond pas chez vous à un besoin d’enracinement dans une histoire d’exil, par exemple. Quelle part de vous-même avez-vous convoquée pour écrire sur ce sujet qui semble pourtant si loin de votre vie personnelle ?

Quelle part de moi-même ? Toutes les parts, esprit et corps. Mais je n’ai pas l’impression pour autant d’avoir expérimenté la guerre civile ou l’exil. Finalement écrire un roman à propos de quelqu’un d’autre, c’est un peu comme prier pour lui. On n’endosse pas sa souffrance, pas plus qu’on ne peut prétendre l’en guérir, mais on s’ouvre à elle, de part en part.

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2 échanges avec Dan Burcea (Lettres capitales)

30 juin 2020 / “Les miroirs de la syntaxe

Cher Dan,

Je ne vous ai pas oublié, mais en ce moment pour tout vous dire j’ai du mal à équilibrer les phrases. Les pensées vont mais n’arrivent nulle part. Rien ne les retient en fin de course, du coup elles pédalent dans le fossé. C’est comme un puits à sec avec un seau dedans — la solitude infinie du seau : grelot de bois dans sa cloche de pierre — et puis tout le reste hein, et évidemment la vase. Plutôt qu’un texte bien campé dans ses bottes et coiffé en gentleman avec une belle mère blindée et un Havane — plutôt qu’un texte fier à bras comme je faisais adolescent, le mieux est encore de vous écrire un mail, et d’y laisser aller les mots comme si j’étais au téléphone en train de vous parler.

Mes personnages ?

Je ne les connais pas très bien. Entre nous il y a les miroirs de la syntaxe, et des questions légitimes. Je dis “légitimes” parce que notre entente sinon cordiale est contractuelle. Je les déteste parfois, mais le plus souvent ils m’indiffèrent, comme des joueurs de cartes qui se disputeraient au fond d’un bistro, et moi au comptoir en attendant ma monnaie je feuillette le journal. J’essaye de lire, ou de regarder par la fenêtre, ils me dérangent, c’est vrai, mais rien de grave, je finirai par les oublier, ils finiront par se taire. Et tout à coup une pensée me vient : la serveuse, mon amour d’autrefois, s’est peut-être barrée avec la monnaie.

Mes personnages existent-ils ?

Hum… Le goût du café existerait-il si le café n’existait pas ? Si la réponse à cette question est oui, alors mes personnages existent. Et sinon ce sont des fantômes musclés et autonomes, doués de réflexes, un peu comme la sensation de la main chez celui à qui on l’a coupée. Même dans la tombe il paraît, derrière la mort, il subira l’ongle incarné.

Le roman, lui, en tout cas, existe.

Il existe sans moi. Il a toujours existé. Il peut même exister sans les personnages, et sans les lecteurs. Pourquoi ? Parce que sans le café, et même sans le goût du café, il y aurait encore, universelle, la sensation du café. Un roman c’est moins des phrases qu’une sensation en dessous des phrases, et je crois que cette sensation existera encore sous leur peau quand l’auteur et le lecteur auront oublié l’intrigue et les personnages. Et après la fin du monde d’ailleurs, quand l’univers ne sera plus rien, il y aura encore, dans le néant, partout, des romans. Il y aura encore des sensations.

C’est pour cela je crois qu’on a inventé la littérature : pour que rien, même l’absence, ne soit jamais vide.

Votre ami,

Guillaume

21 janvier 2020 / Avant la longue flamme rouge

Avec son nouveau roman, qui vient de paraître aux Éditions Calmann-Lévy, Guillaume Sire réussit magistralement le pari de la très sensible délimitation des frontières entre la fiction et le réel, en misant sur la capacité symbolique du langage et sur le pouvoir revigorant des grands thèmes de la littérature et de la mythologie universelles. Précisons toutefois qu’Avant la longue flamme rouge n’est pas un traité savant appelé à illustrer une érudition délibérément apodictique, mais un roman qui nous embarque dans une histoire  bouleversante, celle de Saravouth, un jeune enfant de Phnom Penh, qui subit la tragédie de la guerre civile cambodgienne. Lorsque sa famille est décimée, il partira à sa recherche en refusant de croire en l’absence irréversible des siens. Comment va réagir ce frêle Ulysse et quelles seront les épreuves qu’il devra affronter durant son retour vers une Ithaque ravagée par une incessante guerre ? Les pages de cette épopée moderne sont remplies de ces tragédies et de ces joies, des ces espoirs et de ces immenses peurs voisinant souvent la folie du désespoir. Il faut trembler pour grandir, raisonnent dans sa mémoire les paroles de René Char. Et c’est ici toute la question qui se pose à Saravouth, ce héros qui porte au-dessus de l’oreille non pas la fleur de la récompense mais la cicatrice des balles qui ont failli lui ôter la vie.

D’autres questions vont surgir dans son cerveau bouillonnant. Saura-t-il y répondre ? Où vont-elles le conduire ?

Pour en savoir plus, nous donnons ici la parole à Guillaume Sire.

Comment est né votre roman, si l’on tient compte que son élément déclencheur est une invraisemblable rencontre avec celui qui deviendra votre personnage principal ?

J’ai rencontré Saravouth à Montréal en 2004. Je l’ai vu presque tous les jours pendant trois ans et ne l’ai plus recroisé depuis 2007. Il jouait de la guitare sur l’avenue Mont-Royal, près de chez moi. Il connaissait L’Iliade et L’Odyssée sur le bout des doigts. Il jouait aux échecs. Il était bon musicien. Et il avait ces cicatrices terribles : des balles, la guerre. Je lui ai promis de raconter son histoire un jour. Je l’ai fait oui et non. Disons surtout que j’ai transformé son histoire en roman. J’ai inventé, réinventé, repris. C’est désormais un vrai roman « tiré », comme on dit, d’une histoire vraie.

L’histoire de cet homme vous conduit vers une tranche de la Grande Histoire. De quoi s’agit-il en réalité ?

Il s’agit de la guerre civile cambodgienne qui a ravagé le pays pendant six ans (1969-1975) avant le règne des Khmers rouges (1975-1979). En 1969, il y a eu un coup d’État. Le prince Sihanouk a été destitué. Le général Lon Nol a pris le pouvoir et proclamé la République. Sous sa houlette, l’extermination des Vietnamiens du Cambodge a été organisée. Et le pays a été mis à feu et à sang, plongé dans une guerre civile terrible, qui a été remportée comme on le sait, en 1975, par les Khmers rouges de Pol Pot.

Quel travail de documentation a-t-il été nécessaire, combien de temps vous a-t-il demandé et vers quels lieux vous a-t-il conduit ?

Je suis allé au Cambodge. J’ai fait là-bas le tour du Tonlé Sap. J’ai travaillé avec des botanistes. Une vieille dame m’a donné un cours de cuisine à Battambang. J’ai également beaucoup lu des ouvrages d’histoire, d’anthropologie, des récits. Il a fallu digérer tout cela, car je ne voulais ni écrire un récit, ni un roman historique, mais un pur roman, narratif, descriptif, poétique, chaotique. Je voulais que ce texte vive, qu’il soit vivant. 

À quel moment avez-vous décidé de franchir le cap du réel pour rentrer dans la fiction ?

J’ai pris cette décision lorsque j’ai compris, en 2017 exactement, que je n’arriverais jamais à écrire l’histoire de Saravouth en me tenant à ce qu’il m’avait dit. Il fallait concéder à la Réalité, pour mieux faire éclore la Vérité. Je crois en effet qu’il y a une grande vérité dans cette histoire. Et je crois que la Vérité ne peut pas se donner directement. Il faut des détours, des images, le chaos poétique.

À ce sujet, je souhaiterais vous interroger sur plusieurs aspects concernant la substance narrative de votre roman. Le premier est celui de la recherche des origines. Votre héros déploie des efforts obsessionnels pour retrouver les siens. Pourquoi avez-vous choisi ce parallèle avec Ulysse et son retour à Ithaque ?

À mon avis le sujet central de toute l’œuvre d’Homère est la frontière (c’est-à-dire ce qui sépare mais qui est commun, ce qui réunit mais qui délimite) entre l’intérieur et l’extérieur, les mots et les choses, l’âme et le corps, moi et l’autre, Troie et Ithaque, Espace et Temps, Terre et Ciel, Réalité et Vérité. Or il se trouve que mon roman est lui aussi consacré à la description de cette frontière : Saravouth essaye d’entrer dans Phnom Penh assiégée pour rentrer chez lui sans que cela ne se termine comme dans L’Iliade et L’Odyssée par un carnage.

Qu’en est-il du monde intérieur de votre personnage ? Pourriez-vous nous décrire en quelques mots de quoi sont faits le Royaume Intérieur et l’Empire Extérieur de l’enfant Saravouth ?

Mon héros puise dans Peter Pan, dans le bouddhisme theravada pratiqué au Cambodge, dans la Bible et dans la mythologie grecque pour construire un monde imaginaire, le Royaume Intérieur, un monde qui est dans sa tête, tandis que l’Empire Extérieur est partout autour de lui. Des connexions ont lieu entre le Royaume et l’Empire, des échanges. Ils peuvent être en paix ou en guerre. Ils ne sont jamais confondus, mais ne peuvent pas non plus être dissociés. On ne peut pas choisir parmi les deux. On est obligé d’aller de l’un à l’autre constamment, parce que vivre c’est à la fois exister, c’est-à-dire « être en dehors », explorer l’Empire — et insister, c’est-à-dire « être en dedans », bâtir le Royaume.

Peter Pan, mais aussi René Char, peuplent le monde du jeune garçon. Curieuse association ou plutôt complexité du monde qui ne saurait résister autrement à l’assaut cruel des hommes ?

Partout dans les récits évoqués à l’instant, je suis allé trouver l’équivalent du « Eloï, Eloï, lama sabactani ? » de la Bible : « Père, père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Cette terrible question est commune à tous les récits fondateurs. Et elle est présente aussi dans Peter Pan : les enfants sont abandonnés, pourquoi ? Qu’est-ce qui peut justifier cela ? Qu’est-ce qui peut expliquer que des êtres humains abandonnent, mettent en danger ou fassent souffrir des enfants ?

Comment interpréter cette phrase qui semble conforter l’appétence de votre héros pour les mondes imaginaires : « Tant qu’on est vivant les mondes que l’on a inventés vivent […] » ? Et quel équilibre peut-il y avoir entre le Temps et l’Espace dans l’histoire du Cambodge ? Saravouth, votre héros, croit plutôt que l’Espace terrorise le Temps.

Tout à l’heure je vous disais qu’on est obligé d’aller du Royaume vers l’Empire et vice et versa. On ne peut pas choisir l’un d’eux définitivement. Même les grands mystiques doivent parfois sortir de leur transcendance le temps d’un déjeuner. En temps de paix, les allers-retours sont bénéfiques. En temps de guerre, le Royaume et l’Empire peuvent se détruire l’un l’autre. C’est ce que veut dire cette phrase (« Tant qu’on est vivant les mondes que l’on a inventés vivent […] »). Mon héros croit en effet que l’Espace terrorise le Temps. Qu’il le rançonne. Parce que le Temps est une corde qui relie les moments les uns aux autres. En suivant cette corde, on retrouve ceux qui sont morts. Alors que l’Espace est une corde qui relie les endroits les uns aux autres. En longeant cette corde, non seulement Saravouth ne retrouve pas ses parents, mais en plus il a l’impression de perdre de vue la corde du Temps. En fait, la corde de l’Espace essaye de la remplacer. Elle se noue à elle. Elle la transforme en fils barbelés.

Être insensible aux malheurs des siens semble être pour votre héros la pire des trahisons. Comment la guerre arrive-t-elle à déshumaniser à tel point les humains ?

On pourrait dire de la guerre qu’elle est le plus terrible des « divertissements », c’est-à-dire étymologiquement « ce qui nous éloigne du centre ». Elle coupe le cordon entre l’être et l’humain. L’être, sous son aiguillon, « s’éclate ». Il se « disperse ». Ulysse après le pillage de Troie est infiniment éloigné d’Ithaque.

Surprenante métaphore que celle des ficelles hameçonnées qui représenteraient les mots. À tel point qu’elles seraient capables de s’accrocher au centre de l’univers. Serait-ce donc cette définition que vous pourriez nous proposer en guise de conclusion à votre travail littéraire ?

Vous allez croire que je suis obsédé par les cordes et les ficelles, et d’une certaine façon vous aurez raison, parce qu’un roman c’est un réseau, ce sont des lignes, des nœuds coulants, et puis, peut-être, un dénouement. Saravouth se déplace dans un monde où on lui a donné des mots : papa, maman, le prénom de sa sœur. Au bout des ficelles de ces mots, sont hameçonnés son père, sa mère, sa sœur. Mais lorsque son père, sa mère et sa sœur ne lui répondent plus quand il les appelle, lorsque rien ne se passe quand il les nomme, nous retrouvons la terrible question du « Eloï, Eloï… » : est-ce que la ficelle du mot, au bout de laquelle l’être est attaché, est cassée, ou bien est-ce qu’elle est seulement devenue plus longue ?

Je voulais que Saravouth et le lecteur ait cela en commun : qu’ils essayent de raccommoder les ficelles, en retrouvant ce à quoi elles sont accrochées. Qu’ils tissent, comme Pénélope, en espérant le retour d’Ulysse.

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Notre Hasard qui êtes aux cieux

À quoi notre monde a-t-il tourné le dos ? Quelle question simple et compliquée avons-nous remplacée par une réponse tordue et facile — quitte à mentir ?

Frères et sœurs, avons-nous confondu le gros bon sens et la raison ?

Notre vie provient-elle du hasard, et dans ce cas comment nommer ce hasard ? En suis-je le fruit, et dans ce cas quel orphelin suis-je dont ce hasard a été le père…

…et pourquoi m’a-t-il abandonné ?

*

Si le hasard est vraiment le hasard, il est infiniment le hasard, père du hasard (il l’enfante) et fils du hasard (enfanté par lui).  

S’il est préférable qu’il y ait l’être plutôt que rien, alors l’être est une bonne chose, et si l’être a été enfanté par le hasard autant qu’il l’a enfanté — autrement dit : si l’être est hasardeux — alors le hasard est bon.

Si le hasard est vraiment bon, il est infiniment bon. Le père éprouve pour son fils une vraie bonté, tandis que le fils, avec le père, est d’une bonté infinie

…et l’être est une relation. L’être est vraiment et infiniment une bonne relation.

  • *

Pourquoi l’interdiction ?… Pourquoi l”arbre ??

Si rien n’est inter-dit rien n’est dit entre nous, ce qui signifie que si rien n’est interdit rien n’est relation, et si rien n’est relation rien n’est, puisque l’être est une relation.

L’être est ce qui est vraiment et infiniment dit entre nous.

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La substance des îles

HERMOGÈNE. À Guernesey ou ailleurs, le français c’est le français, l’anglais c’est l’anglais, et vice et versa.

CRATYLE. Donc tu n’as rien compris…

HERMOGÈNE. Jamais un mot n’a tiré un poisson hors de l’eau.

CRATYLE. Donc tu n’as rien appris… Dieu t’as donné le brin d’herbe, et toi qu’as-tu fait ?

HERMOGÈNE. Je l’ai arrosé.

CRATYLE. Tu as généralisé !

HERMOGÈNE. Je l’ai disséminé.

CRATYLE. Tu l’as arraisonné !

HERMOGÈNE. Un brin d’herbe ce n’est pas une île.

CRATYLE. Chaque mot c’est une île.

HERMOGÈNE. Et l’océan alors, qu’est-ce que c’est ?

CRATYLE. C’est un mot, c’est une île…

HERMOGÈNE. Dans ce cas, qu’est-ce qui les sépare, tes îles ?

CRATYLE. Ce qui les sépare, c’est ce qui les tient les unes aux autres, par en-dessous : une seule sub-stance…

HERMOGÈNE. L’eau ?

CRATYLE. Le feu.

HERMOGÈNE. L’espace ?

CRATYLE. Le temps.

HERMOGÈNE. Le ciel ?

CRATYLE. Le Ciel.

HERMOGÈNE. Qu’est-ce qui les sépare ?

CRATYLE. Ce qui sépare la musique du bruit.

HERMOGÈNE. Qu’est-ce qui les unit ?

CRATYLE. Ce qui unit la fleur au fruit.

HERMOGÈNE. La mort ?

CRATYLE. La vie.

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(Ceci est le fragment d’un long poème écrit il y a quelques années. Depuis une dizaine de jours, sans que je sois en mesure d’expliquer pourquoi, il ne me quitte plus. Une voix qui n’est pas la mienne répète inlassablement :)

Demain j’irai près de l’entrée,
Où la brûlure saigne.

(Dans ce même poème, il y a également ce fragment auquel je pense chaque fois qu’il est question de l’Église, ou de la France :)

Certains navires sans équipage tiennent des années ; la
légende concernant leur capitaine les aura empêchés de
couler.

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Credo de l’Incroyant — Leonardo Castellani (1984)

JE CROIS au Néant tout-puissant d’où sortirent le Ciel et la Terre,
Et en l’Homo Sapiens, son fils unique, Roi et Seigneur,
Qui fut conçu par Évolution de la Guenon et du Singe.
Il naquit de la Sainte-Matière,
Lutta dans la noirceur du Moyen Âge,
Souffrit l’Inquisition et fut mis au bûcher.
Il tomba dans la Misère,
Il inventa la Science.
Il est parvenu jusqu’à l’ère de l’Intelligence et de la Démocratie,
Et le voilà sur le point de créer le Paradis sur terre.
Je crois à la Libre Pensée,
À la Civilisation de la Machine,
À la Confraternité Humaine,
À l’Inexistence du Péché,
Au Progrès Inévitable,
À l’Amélioration du Corps,
Et à la Vie Confortable.

Amen.

“Credo del Incrédulo” (extrait de ” Oh ! incrédulos, crédulos, crédulos !”, Las Ideas de mi Tío el cura, Excalibur, Buenos Aires, 1984)

Traduit par Erick Audouard, et repris dans son recueil Le Verbe dans le sang, aux éditions Perspectives libres (2023), p. 349.

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Alejo Carpentier, Le partage des eaux

J’en sors couvert de gouache fraîche, de pâte à l’eau multicolore, régénéré par des textures vivantes. J’étais à l’atelier, à l’établi, sur la pirogue avec Rosario, dans le duvet d’amour, sous l’onde chaude ; j’étais l’organe humide du poète poussé par un courant biblique à travers les rideaux successifs de la jungle tandis que des crapauds me tombaient sur la tête et que des araignées rouge escaladaient mes cuisses. Là-bas, l’Europe avec ses futs doriques s’écroulait, ployant sous le poids d’un érotisme positiviste et totalitaire plébiscité par les sociologues, entraînée vers la fin de l’Histoire par une fausse liberté technologique ennemie de toute forme d’art — une fausse liberté hitlérienne… Alejo Carpentier m’a embarqué derrière le Signe, sous les tamariniers de chair, dans les confins du langage, vers les chants, vers les dieux chanteurs, anges joueurs de maracas, gorgones incas, systèmes d’indifférenciation du feu et du sang, indifférenciation aussi de l’eau et des nerfs, poétiques sacrificielles, murmures impénétrables à la psychanalyse.

L’infini mimétisme de la nature vierge, caché sous la chair des pétroglyphes, me présentait des êtres dont la particularité fut d’être autant plantes qu’animaux : lézards-concombre, châtaignes-hérisson, larves-carotte, caïmans à écailles d’ananas, troncs couverts d’anatifes, lauriers hermaphrodites… La vie, cette vie édénique où jardiner consiste à donner aux choses des mots qui leur seront coextensifs, cette vie-là s’offrait à moi pour quelques heures de lecture bénies tandis que l’Amérique sauvage se substituait dans mon temple à la vieille Europe ; l’Amérique et ses décrochés nérudien, l’Amérique et ses trouées grammairiennes à la Octavio Paz, son jazz cortazaroïde, ses syncopes vallejiennes, ses analogies lezamalimesque, et ses verts, vert d’eau, coulures d’émeraude, vert Véronèse, vert Diadorim… Je me tenais avec les Conquérants face aux Hommes de Maïs, sur le socle sanglant des teocalli. J’écoutais leurs instruments étranges : cylindres ornementés au feu, tambours à plectre cruciforme, trompes en corne de chevreuil, buccins d’argile.

Dans ce livre j’ai vécu l’âge du Feu, avec sans cesse la sensation de progresser vers un principe maternel qui, comme l’écrit si bien Carpentier, est le “prologue secret de toute théogonie” ; et j’ai vu la musique venir au monde dans la bouche du Sorcier ; puis j’ai quitté Rosario moi aussi, je l’ai quittée pour écrire, et peut-être aussi pour planter ma pelle à grains loin des eaux mères, et le livre s’est refermé ce matin comme une jungle ; c’était le même bruit de succion.

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Que Ta Volonté soit faite

  1. [Aux instrumentistes du premier rang, ceux de Miséricorde, dont les flûtes ont été taillées dans la craie et le sang. Aux âmes déterminantes des premiers condamnés.]

2. Seigneur, mets Ton ventre dans mes mains. Déposes-y Ta chair de soleil. Je dois être à moi au point d’y renoncer : apprends-moi à obéir librement. Enchaîne mon cœur à Ta Croix. Fais de moi un paquet de poussière dans Tes bras.

3. Tout ce qui m’empêche d’être à Toi est à moi : ma gourmandise, le sirop noir de ma volonté ; mais ce qui me pousse à accepter que Tu laves mes pieds est également à moi. Décidément, le pouvoir de mortification est le plus puissant chez l’Homme : là est sa plus grande liberté… Et non dans le suicide, parangon du libre-arbitre, summum de l’individualité : Judas, à l’arbre, n’écartait pas les bras. De quoi avait-il triomphé ?

4. C’était au mois de janvier, sous la neige, au bord du Canal de Midi. Le ciel était terreux, les arbres noirs et gris. Pourtant, le soleil brillait, la mamelle de la lune appuyait sur mes paupières… Je voulais être à Toi. Je voulais être à Toi vraiment. Qu’importe ce qu’ils diront…

5. Je renonce à moi-même. Qu’ils ricanent. Qu’ils comptent. Je me désavoue. L’individualité est un mensonge. La psychanalyse voudrait aiguillonner son crime. Prenez vos médailles, gardez vos contre-dons. Reprenez vos violettes d’argent… Je ne mérite rien. Quand l’avez-vous oublié ? Il ne faut rien mériter pour tout avoir.

6. Il n’y a pas de plus grand amour que de renoncer à être extérieur à l’amour. Et s’y tenir… C’est à ce prix que l’individu se réalise pleinement : enfin je suis comme le Seigneur voudrait, un meilleur fils, meilleur père, meilleur époux, meilleur ami, maintenant que me voilà à la fois moins et davantage qu’un fils, père, époux, ami. Je suis aussi meilleur ennemi, et je suis plus glorieux quand cette gloire n’est pas la mienne.

7. Réfléchir les rayons plutôt que de les absorber : les renvoyer vers le prochain de la part de Dieu, et prendre part ainsi à Son projet. La seule satiété possible vous sera donnée par la soif : que ne l’avez-vous compris ! Avoir soif, c’est être en vie. Faites ce qu’il vous dira et vous aurez la vie. Devez votre soif. Épousez votre ennui.

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Heureux celui qui tient

  1. Heureux celui qui tient. Heureux dans sa tenue, heureux dans son chemin… Il traverse, il se concentre, il se rassemble, il se retient. Heureux le maintenu, insensible aux masses molles et aux ombres, à leurs saveurs immédiates, à leurs promesses, à leurs rires faux ;
  2. Heureux celui qui tend l’oreille à l’ordre des choses et devine sous la fleur Son cheveu de lumière, sous la pierre Son empreinte — dans chacun la présence de L’Autre ;
  3. Heureux cet arbre humain disponible et fécond, dont la racine sait trouver sous le langage le lien donnant à chaque chose son véritable prix, transformant chaque instant en un brûlant merci ;
  4. Heureux celui qui n’a pas une bulle d’air à la place du cœur et ne sculpte pas la fumée
  5. Comme ceux-là de ses frères dont la bulle avale les désirs et dont la mémoire par la fumée est corrompue ;
  6. Heureux soit-il car s’il tient il tiendra, heureux dans sa tenue, heureux et concentré, rassemblé, retenu. Heureux les maintenus !
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Sur les noces de Cana (Jn 2:1-11)

Comme on sait, c’est le premier miracle, le début de la vie publique de Jésus. C’est aussi la première intercession de Marie : “Ils n’ont pas de vin”. L’Ancien Testament était un apéritif, le vrai vin va venir. Le vrai repas. Jésus ne répond pas oui explicitement, mais Marie est trop pleine d’espoir pour croire un instant qu’il puisse en être autrement. Après L’avoir prié, elle se tourne vers nous tous : “Tout ce qu’il vous dira, faites-le”.

Alors Jésus nous dit : “Remplissez d’eau les jarres.” Et : “Maintenant, puisez.”

Ce miracle a lieu lors d’un mariage, ce qui est tout sauf anodin : c’est par l’amour des êtres entre eux que l’amour de Dieu, et l’origine divine de l’amour sur lequel la famille est fondée, nous est révélé.

L’Évangile pourrait presque s’arrêter là ! Nous devons remplir d’eau la jarre (c’est-à-dire nous remplir d’Esprit Saint grâce aux Sacrements et à la Parole, et nous devons puiser, distribuer…”

(Voir le Père Plet : Le livre des sept secrets).

Que dire dans cet évangile de l’absence de Joseph ? Pas un mot à son sujet. Mais c’est le silence ici qui nous en parle, de Joseph le silencieux. S’il n’est pas là avec Marie et Jésus dans cette célébration de l’amour c’est qu’il n’est plus sur Terre du tout. C’est ici qu’on l’apprend. Le père adoptif charpentier a rejoint le Vrai Père, qui était aussi le sien. Il est là donc : en Jésus… Il est ce Vin. Marie le sait. Elle est mère et épouse, femme et fille. Il fallait que le père adoptif soit rappelé au Vrai Père pour que l’heure du Fils vienne.

Personne n’ignore à quel point une veuve pense au mari qu’elle a aimé lorsqu’elle assiste au mariage des autres : elle n’a plus de vin… Et pourtant, avec la résurrection des morts, le vin de l’amour lui sera rendu.

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Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? (en vrac)

L’œuvre d’art ajoute quelque chose au monde de tout à fait neuf. Qu’est-ce qui est tout à fait neuf dans l’univers à part l’œuvre d’art ? L’œuvre d’art n’aurait pu être faite par personne d’autre. Qu’est-ce qui dans le monde des hommes n’aurait pu être fait par personne d’autre, sinon une oeuvre d’art ?

L’œuvre d’art ne s’approprie pas. Contrairement à un objet de décoration, ou à un divertissement, celui qui achète une œuvre d’art sent que cet objet ne lui appartient pas tout à fait, même s’il est accroché au mur de son salon, acquis, assuré… S’il le casse, il n’ose pas prévenir l’artiste. Il a honte, car cet objet en fait ne lui appartient pas.

L’œuvre d’art coûte cher à tout le monde. L’acheteur considère qu’il a trop payé, l’artiste considère qu’il a trop donné, car l’œuvre elle-même s’accapare la valeur, elle pompe des deux côtés.

Une fois que l’œuvre d’art a été accouchée, l’artiste est seul avec lui-même : il se déteste. Il se découvre tel qu’il est. Souvent, il se convertit. Ou bien il entre en dépression. Et sinon, eh bien ce n’est pas véritablement un artiste, et ce n’était pas vraiment une œuvre d’art.

L’œuvre d’art est une production humaine totalement neuve, parasitaire, inimitable et inappropriable. Si l’homme peut créer une chose totalement neuve, parasitaire, inimitable et inappropriable, alors il ressemble un peu à Dieu, et il peut créer un dieu.

L’œuvre d’art doit être une pure forme. Qu’est-ce qui parmi les productions humaines, hormis la souffrance, n’est le symbole de rien d’autre, et ne veut rien dire d’autre que soi-même ? La pratique artistique ressemble à la souffrance, c’est pourquoi bien souvent l’artiste souffre, mais l’oeuvre d’art elle-même ne ressemble pas à la souffrance, elle ne ressemble à rien, c’est une pure forme, elle capte la valeur sans la rendre, elle est neuve, inimitable, inappropriable et parasitaire. Elle est divine, mais elle n’est pas Dieu, elle ne représente pas Dieu. Elle est elle-même. Elle ne représente qu’elle-même.

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Psaume 4

1. L’ouverture du ciel ce jour-là, ah et ses veines blanches, ah sa texture d’œuf.

2. Les cheveux du ciel lorsque Gaëlle Calvignac m’embrassait. Les voussures noires du vent.

3. Le ciel, le ciel noir et blanc, le ciel épais sur la cour des cinquièmes ; le ciel noir, épais et blanc avec sa texture d’œuf, avec les voussures noires du temps sur la cour des cinquièmes.

4. Sainte-Marie brûlée d’amour, ô mon premier, mon naïf et noir amour.

5. J’aimais Gaëlle, je l’aimais par-delà les voussures noires du vent. Pardonne-moi Gaëlle si je ne savais pas aimer.

6. C’était la première fois, nous étions dans la cour des cinquièmes, dans le cirage noir et blanc du ciel de la cour des cinquièmes.

7. J’avais trouvé l’ange blond de sa langue. Un fil d’argent liait nos bouches. J’avais trouvé l’ange blond et silencieux de sa langue.

8. Seigneur c’est toi que j’embrassais. C’était sous le ciel blanc et parfait, sous les voussures noires du vent : c’était ta flamme de Pentecôte.

9. Seigneur, tu nous délivres par un baiser.

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Psaume 3

1. Dans le miroir plat (le miroir jaune et vert d’une chambre d’enfant dont l’humidité avait gonflé — gonflé jusqu’à l’extase — la voile du parquet),

2. Ce n’était ni mon reflet ni celui, idoine, d’un oncle d’Amérique, ce n’était même pas Malcolm Lowry, ni tout à fait un être humain ;

3. Pourtant celui-là nourrissait comme chacun d’entre nous — nourrissait dans le bois marmenteau de son cœur un champignon alcoolique.

4. En y regardant mieux le jour du déménagement, quand dans la chambre il n’y avait plus rien sinon ce miroir, ce miroir jaune et vert,

5. J’y ai trouvé Jésus embrassé par Judas.

6. Seigneur, seigneur, qu’y a-t-il sur Tes lèvres que les miennes ont manqué ?

7. Seigneur… qu’y a-t-il dans Ton âme que la mienne a livré ?

8. J’y a trouvé le bois d’un lit pour dormir : l’inverse de l’action, un orviétan qu’on se saupoudre sur les yeux

9. Pour mieux les fermer — et mieux, enfin, se transformer en pierre : à l’Esprit être imperméable, comme au fond d’un lac

10. Ce qui empêchera son eau de rejoindre la Mer.

François Peltier, Le baiser de Judas (2022)
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Psaume 2

1. Partout où j’ai vécu, j’ai été à l’écart des événements démocratiques.

2. Je n’ai jamais voté, et si parfois il m’est arrivé d’en nourrir quelque remords ce fut à l’idée du drapeau, devant ce blanc d’œuf enchâssé dans le bleu des rois et le sang des Communards ;

3. l’idée que ce drapeau entraînait à sa suite des jeunes filles prêtes à tout…

4. Sous mes fenêtres des allées François Verdier, les apprentis clochards, enfants de profs comme moi, jetaient des cocktails molotov sur les CRS pour venger Rémi Fraisse.

5. J’ai été plusieurs fois avec les gilets jaunes : je voulais voir derrière la fumée les yeux bleus des étudiantes en licence de psychologie.

6. J’ai cassé la gueule d’un flic sans faire exprès à Bayonne, l’avocat commis d’office s’appelait Cocoynaq : deux mois avec sursis, dispense de bulletin numéro deux, sept cent euros d’amende.

7. Je ne suis pas anarchiste, mais indifférent, et surtout égoïste, jaloux, je mens, j’ai passé six mois à Montréal à lire Jean Genet.

8. À Milan je me suis ouvert les veines sans faire exprès avec la tranche d’un livre. C’était Malaparte : La peau, édition Folio, plusieurs gouttes de sang. La lumière sur le Parco Sempione, l’onde, la migraine… Rien dans ma vie n’aura été révolutionnaire comme ce jour-là.

9. Seigneur, aurais-je dû m’en mêler ? La croix a des racines : elle est enracinée… Doit-on creuser la terre pour les découvrir, et prétendre les protéger ?

10. Qu’y a-t-il en moi d’impérieusement français ? Dieu de Jeanne d’Arc et de Charles Péguy, donne-moi comme à eux d’avoir été baptisé.

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Gracq et Gadenne

Relecture d’Un balcon en forêt. Je n’avais pas lu Gracq depuis la rue Letellier. J’ai peut-être été trop dur avec lui, quand je disais sous l’influence de Marien que c’était du papier peint. Le roman en tout cas est très au-dessus de mon souvenir, notamment par cette manière qu’a Julien Gracq de tout transformer en symbole sans laisser pour autant les métaphores advenir : les visages de la nature ne deviennent jamais des figures. Les symboles débordent en permanence les phrases de cristal où ils sont enchâssés. En fait, c’est entièrement écrit contre la métaphore, ce qui permet d’installer une ambigüité morale qui est précisément celle dont la guerre fut l’enfant terrible. Et ce n’est pas psychologisant comme du Blanchot (quelle merde quand même : Thomas l’obscur.)

Il y a quelque chose de Gadenne chez Gracq, mais le premier est bien plus artiste dès lors qu’il n’y a ni Dieu ni Diable chez Gracq, alors qu’on trouve chez Gadenne à la fois la présence du Dieu et du Diable et l’absence du Christ. Dans Siloé par exemple (la deuxième partie, celle du sanatorium) le poète tourne autour de ce qu’il manque à la métaphore pour advenir — c’est une espèce de théologie négative : le lecteur est sans cesse ramené vers l’ombre de la Croix, avec l’envie de dire : « Jésus, pourquoi m’as-tu abandonné ? » — tandis que dans Un balcon en forêt on jouit du fait que la métaphore n’advienne jamais : au lieu de provoquer chez le lecteur une angoisse, la phrase lui met une couverture de grosse laine sur les genoux. « N’aie crainte, dit-elle cette diablesse, le Diable n’existe pas. » Mais est-il seulement possible de faire de la littérature en évitant comme Gracq la question du Bien et du Mal ? Je n’en suis pas certain.

Dans Un balcon en forêt la métaphysique, comme souvent chez les athées, vient de l’impasse sexuelle : Mona, la fille fée. Dans Siloé, le sexe est une plante noire abreuvée à la source du déluge et nourrie sur les racines purulentes de la Genèse.
En fait, Gracq n’a pas compris que si l’on peut prier en faisant l’amour, on ne peut pas faire l’amour en prétendant que cela revient à prier.

Gadenne et Gracq avaient quasiment le même âge. Se sont-ils rencontrés ? Se sont-ils lus ?

(« Après avoir écrit ces lignes, j’ai fait quelques recherches rapides et suis tombé sur cet article : « Augereau, C. (2022) « De l’opportunité du balcon dans Siloé (1941) de Paul Gadenne et Un Balcon en forêt (1958) de Julien Gracq », Relief: Revue Électronique de Littérature Francaise, 16(1), p. 87–102. » L’article hélas est grotesque : « Paul Gadenne comme Julien Gracq ouvrent un champ d’investigation écopoétique par le biais d’un dispositif spatial nodal, le balcon. » Plus drôle encore, après dix-sept pages, la conclusion de l’auteur : « De l’ensemble de ces observations, il est possible de conclure qu’en dépit de son exiguïté, l’espace circonscrit du balcon ne réduit pas le champ d’investigation du romancier. »)

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